Eloge de Emile DUHART HAROSTEGUY
par André WOGENSKY – 1981
Il s’agit de faire passer la connaissance à 1’intérieur de soi pour qu’elle s’anime, et pour qu’elle devienne une manière de se mettre à la place des autres, de faire abstraction de soi pour savoir ce que ressentiront les autres si on les met dans un cube, ou dans une sphère ou dans un cylindre. Il s’agit de comprendre, d’aller au-delà de la connaissance pour atteindre la compréhension. Et voilà que dans cet effort perpétuel de l’architecte, il s’aperçoit soudain que cette compréhension est devenue si intime, si personnelle qu’elle a dépassé le rationnel, qu’elle a dépassé ce qui est étroitement intellectuel. Voilà que cette compréhension lui fait dire “plus que le comprendre, j’aime cet homme pour qui je dois travailler”. C’est à ce moment là seulement, lorsqu’il a atteint cette limite – car l’architecture ne peut être pensée qu’à l’extrémité d’aimer – lorsqu’il atteint cette limite il peut se réfugier dans sa solitude, entrer dans sa vie intérieure, s’éloigner de tout, faire le vide de manière à pouvoir se remplir, tout oublier pour que l’important revienne à la surface, se concentrer, assimiler tous les problèmes qui lui sont posés, fermer les yeux pour mieux voir, se mettre dans le silence pour mieux entendre.
Alors il voit. Il ne cherche plus, il trouve. Il voit la solution. Tout se déclenche. Il dessine. Et son dessin devient signes. Lorsque son dessin sera construit, il déclenchera des forces et des énergies. Ce n’est qu’à cette condition qu’il peut prétendre produire une architecture.
Mais lorsque ce dessin est fait, il faut alors se renverser. Il faut que cet architecte bascule, car à- ce moment-là de cette solitude contemplative, il faut qu’il bascule dans l’action. Parce qu’il faut agir, puisqu’il ne faut pas que son dessin reste un dessin, il faut qu’il devienne construction. Il faut qu’il prenne une réalité. Et c’est alors une action perpétuelle, une action difficile, une action qui consiste essentiellement à convaincre. Le peintre, le sculpteur ont cette possibilité merveilleuse de peindre une toile ou de tailler une sculpture, et de la montrer ensuite. Ensuite on l’aime ou on ne l’aime pas, mais elle existe. L’architecte, comme le cinéaste, comme souvent le musicien, doit convaincre d’abord avant que son oeuvre puisse être réalité. Comment convaincre de la valeur d’une oeuvre qui n’existe pas encore.? Et c’est là – cela m’est apparu bien souvent – peut être le travail le plus difficile de l’architecte. Il y a cet effort de conviction, cette nécessité de descendre sur la place publique pour faire comprendre ce que l’on veut, ce que l’on croit, ce dont on est devenu convaincu. Là il se heurte, il faut parler franchement, l’architecte se heurte à la bêtise, l’architecte se heurte à l’ignorance, l’architecte se heurte à tous ceux qui prennent de graves décisions, tous ceux qui en matière d’architecture, en matière d’art plastique n’ont qu’une culture tout à fait primaire. Tous ceux qui sachant d’autant moins, étant d’autant moins cultivés en ce domaine, se croient d’autant plus capables de juger et d’en parler. Il faut se battre contre la bêtise. Il faut se -battre contre la jalousie, contre cette inertie qui existe si forte dans la société au point que l’on a peur de ce qui est nouveau,que l’on voudrait perpétuer ce qu’on connaît déjà. Si l’architecte se laisse prendre à cette tentation de proposer ce qui sera rassurant, il s’écroule, il n’est plus architecte, il est simplement une sorte d’organisme qui répète ce qui est déjà fait. Donc il y a cette action. Elle aboutit peut être quelque fois, pas toujours, rarement, à l’oeuvre construite.
Alors, il reste à l’architecte un dernier geste à accomplir. Peut-être est-ce celui là le plus difficile. Il faut “donner” ce qu’il a fait.
Il faut vaincre deux sortes de déceptions qui l’envahissent à ce moment là. D’abord cette déception que ce qui est réalisé, ce qui est construit n’est finalement jamais aussi bien qu’il l’aurait souhaité. D’abord il se fait à lui-même des reproches, j’aurais pu faire mieux, et ça aurait dû être mieux. Cette déception de sentir que, par rapport à ce qui a été pensé et dessiné dès l’origine, à cause de la démultiplication du travail en équipe, à cause de l’exécution par d’autres, et par conséquent dune certaine interprétation par d’autres, il a le sentiment que cette oeuvre s’est un peu édulcorée.
Puis il y a l’autre déception qui existe aussi, et qu’il faut vaincre, qu’il faut dépasser. Celle qui commence par la joie de voir les premiers usagers entrer dans l’oeuvre bâtie. Mais ces usagers vont en faire usage, et c’est bien normal. Elle est faite pour ça. Faire usage, c’est user, et user c’est un peu abîmer, c’est un peu salir. Et plus encore cette déception de sentir que ces usagers ne comprennent pas tout ce que l’on a mis dans l’oeuvre, ne comprennent pas tout ce que l’architecte a tenté, ne comprennent pas complètement tout ce qu’il a mis de lui-même.
Alors il faut que l’architecte sache partir. Il faut qu’il parte, et qu’en partant il accomplisse de nouveau cette boucle perpétuelle qui passe par la connaissance, la compréhension, l’acte d’aimer, la production, l’action et le don.
Je me suis souvent demandé si ce que nous produisons mérite vraiment le nom de “création”. Je crois que, dans une très large mesure, cet architecte est le truchement d’une société dont il traduit les désirs. Il est une chose merveilleuse dans les possibilités de l’artiste, je crois que lui seul a cette possibilité. C’est par l’effort de connaissance, de compréhension porté jusqu’à la possibilité d’aimer, de pressentir ce qui existe à l’état virtuel dans la population, mais qui n’est pas encore réalisé par elle, qui n’est pas encore passé dans sa conscience claire et lucide. C’est alors le lui révéler. Est-ce qu’une oeuvre d’art qui mérite ce beau nom, n’est pas toujours une “révélation” ? Est-ce qu’en recevant en soi une oeuvre d’art on n’a pas cette impression de découvrir quelque chose qui existait en nous-mêmes et que cette Oeuvre nous révèle, ce que nous ne savions pas encore mais que maintenant nous ressentons, et nous portons ‘en nous-mêmes.
Je crois que l’architecte est le truchement de la société. Et de toute manière s’il mérite quelquefois le nom de créateur, ce n’est qu’à de très rares instants. Cet instant exceptionnel où se rencontrent dans une même pensée un créateur et une créature.
André WOGENSKY