Monsieur le Président,
Chers amis Académiciens,
Mesdames, Messieurs,

C’est avec une très grande émotion que je remercie aujourd’hui l’Académie d’architecture et ses membres qui ont bien voulu m’accepter parmi eux.

Je te remercie tout particulièrement cher Gérard, mais ton évocation était des plus flatteuse, et j’en rougis encore.

Je reste pétrifié par l’honneur qui m’a été donné, d’autant plus que le plus difficile reste à venir, de rendre un hommage à André WOGENSCKY, moi qui ne l’ai pas connu, devant vous qui l’avez estimé.

Et puis comment rendre cet HOMMAGE ?

Je ne suis pas historien et je ne souhaite pas donner une conférence sur l’œuvre de WOGENSCKY, en une demi-heure, ce ne serait qu’une brève, à la fois indigne de l’homme, comme du lieu qui nous réunit ce soir.

Simplement, à travers l’éloge de la vie d’un architecte d’exception, j’aimerais pouvoir dégager quelques traits de la permanence de l’architecture moderne !

C’est peut-être :
– L’élégance et la générosité,
– L’humanisme,
– La rigueur intellectuelle,
– La sérénité d’une expression formelle.

A travers son travail sur les formes, sur leurs compositions, sur leurs interactions, c’est la présence de la vie d’un architecte qui a su construire à travers le monde et le vingtième siècle des bâtiments chargés de sens et d’intelligence, que j’ai le plaisir d’évoquer ce soir.

Avant tout, André WOGENSKY était bien sûr le mari de madame Marta PAN, sculpteur de très grand talent, dont les œuvres jalonnent également et heureusement le monde, qui a bien voulu me recevoir dans leur si belle maison de Saint-Rémy-les-Chevreuses, et que je remercie pour son accueil.

J’espère qu’elle me pardonnera les insuffisances certaines de mon hommage.

André, c’était aussi le frère aîné de Robert, WOGENSCKY, peintre abstrait, lui aussi de très grand talent, que sa rencontre avec André LURCAT orientera vers la tapisserie et vers Aubusson, mais qui décida de devenir peintre à la vue de « Guernica » de PICASSO lors de l’exposition de 1937. Ce même PICASSO qu’on retrouve un peu plus tard avec André quand il lui fait visiter en 1949 le chantier de la Cité radieuse, l’unité d’habitation de Marseille.

André et Marta, c’est la danse, avec Maurice BEJART : ensemble, ils ont fait les décors de « La tentation de Saint Antoine », de Gustave FLAUBERT au théâtre de l’Odéon, en mars 67, sur une musique de Pierre HENRY.

André WOGENSKY, c’est le théâtre avec la première maison de la culture de Grenoble, commandée par André MALRAUX également en 1967, quelques mois avant mai 1968 et sa liberté créatrice.

Et c’est aussi l’écriture, toujours, qui l’a accompagné. Des articles, des conférences, deux livres publiés : « Architecture active » en 1972 et « Les mains de Le Corbusier » en 1987.

Comme l’a écrit Roger AUJAME : « L’œuvre de WOGENSCKY, c’est celle d’un être passionné, tendu vers la recherche du beau dans l’utile. »

Mais l’œuvre d’André WOGENSCKY cumule deux handicaps : tout d’abord, il a dû construire dans les années 50 et 60, celles de la reconstruction, celles des tours et des barres qu’on présente à tour de bras télévisuel comme les années noires de l’architecture française…

Et puis, il a été, pendant les 20 premières années de sa carrière, le principal collaborateur de LE CORBUSIER, alors, forcément, pour le plus grand nombre, c’était l’homme de l’ombre !

A cela, il avait l’habitude de répondre : « Oui, je suis l’ombre, mais quel soleil ! »

Il a construit à travers le monde, et qui le connaît en France ?

Si les sondages attestent que les français aiment l’architecture, les sondages et les français n’aiment pas beaucoup les architectes !

Et, tant que la discipline « architecture » ne sera pas enseignée dans les écoles, les collèges et les lycées, un immense travail pédagogique restera à faire par la profession vers les citoyens.

Faire de l’architecture, c’est souvent du bonheur, mais il ne faut pas oublier de l’expliquer, l’architecture, il faut prendre le temps de la comprendre et de la faire partager, car sinon les architectes resteront trop solitaires, au lieu d’être plus solidaires !

Sommes-nous au début d’un siècle qui devra réinventer une politique partagée de l’architecture et de l’urbanisme, et qui devra, si l’on veut qu’il reste vivable, transformer chaque élu en Jules Ferry du développement durable ?

Car le territoire est fragile, on l’a vu cruellement ces jours derniers.

Dans un « Appel à l’architecture », le 23 novembre 1997, André WOGENSCKY a écrit :

« Une ville est une grande architecture où la forme et les proportions des vides ont autant d’importance que celle des pleins. Les villes ont besoin d’être l’expression contemporaine, toujours nouvelle, qui exprime les valeurs fondamentales et permanentes de la pensée des femmes et des hommes. »

André WOGENSCKY est né au Printemps, mais en plein milieu de la première guerre mondiale, le 3 juin 1916, dans le 88, ce sont les Vosges ! L’année d’avant, c’était encore un autre siècle, les poilus et le rouge garance de leurs habits, l’année suivante, c’était à la fois la première arrivée de la bannière étoilée en Europe et le drapeau rouge de la révolution d’octobre.

Est-ce là les raisons qui l’ont porté à toujours bâtir, à être « actif », au début d’un siècle nouveau, le vingtième, qui devait voir le bonheur et la beauté au centre des créations futures ?

A l’age de 7 ans, il avait déjà choisi d’être architecte.

Et, comme le dit GUILLEBAUD :

« Avoir le goût de l’avenir, c’est vouloir le gouverner. C’est refuser que l’avenir soit livré aux lois du hasard, abandonné à la fatalité. Etre habité par cette idée du lendemain à construire, c’est renoncer au désarroi de l’air du temps et de ses murmures hédonistes. »

André WOGENSCKY est mort en été, il y a 5 mois, le 5 août 2004, à 88 ans, un chiffre qui se confond avec celui de son département d’origine.

Il a donc traversé tout le 20è siècle et il a su le marquer.

Il a toujours agit en pensant à la vie des hommes, tant il savait qu’être architecte, c’est être à leur service, en permanence.

Descendant des Comtes WOGENSCKY qui ont quitté la Pologne sous Louis XV, André WOGENSCKY restera à jamais un prince de l’architecture.

Pour lui : « sans pensée, il n’y a pas d’architecture. L’architecture découle de la vie. »

Alors, à l’Ecole des Beaux-arts, comme on l’obligeait à dessiner des chapiteaux doriques, ioniques et corinthiens, ou des frontons avec les détails des corniches, forcément, il était malheureux.

Il le dit lui-même :

« … Les ordres de VIGNOLE avec le module et ainsi de suite, c’était la base de l’enseignement et pendant longtemps, on ne faisait rien d’autre ! Mais moi, j’étais poussé par le désir d’apprendre comment construire des maisons pour les familles françaises, comment faire des hôpitaux pour les malades, je voyais le travail de l’architecte comme un métier utile à la société, quelque chose de très important pour la population, un métier qu’on ne pouvait pas acquérir en dessinant à longueur de temps des chapiteaux corinthiens avec les ombres ! »

Je me souviens à ce propos du désarroi culturel qui existait aux Beaux-arts quelques années après 68.
– Le premier jour de l’Ecole, pour moi, ce fut la découverte d’un langage et de mots nouveaux : cutch, rapido, radex, lames de rasoir,… toute une panoplie d’objets très « techniques » à l’époque et qui ont aujourd’hui complètement disparus des agences – mis à part le cutch tout de même – et dont on découvrait le maniement par le bouche à oreille, tant la démission de beaucoup d’enseignants étaient grande, dans les années 70.

– Mon premier « enseignant », d’ailleurs, je l’ai rencontré par hasard au bout d’un mois, dans un couloir. On s’est croisé et il m’a dit : « toi, tu as des choses à dire, au plus profond de toi même. Donnes tout ce que tu as. Eclates-toi. Fais un projet dingue, et puis on se revoit dans un semestre, pour la correction »… J’ai regardé mes rapido tout neufs et mon rouleau de 1/3 d’étude et je dois dire qu’après la perplexité, j’ai eu peur.

– J’ai délaissé l’ambiance étrange de cette Ecole pour regarder des revues : Techniques et architectures, Architecture d’Aujourd’hui, Architecture-Mouvement-Continuité, et collectionner les publications du Ministère de l’Equipement : les PAN 1, 2, 3, Pan habitat de loisir, … Aujourd’hui, trente ans plus tard, si les titres sont toujours là, les programmes d’architectures nouvelles le sont un peu moins !

– Et puis heureusement j’ai rencontré Denis VALODE, Jean TRIBEL, Jean PERROTET, Georges MAURIOS, Louis FRUITET, Michel et Claire DUPLAY, et même Aymeric ZUBLENA…

– Il est certainement très difficile d’être un bon enseignant d’architecture, avant la réforme LI-MA-DO bien entendu, de la même manière qu’il est certainement très difficile d’être étudiant, ou plutôt « étudiant non architecte visant un diplôme valant grade de master sans avoir la licence d’exercer la maîtrise d’œuvre » : « Et la tienne, elle fait combien ? » J’étais très surpris à l’époque par cette étrange familiarité entre étudiants, quand, bien sûr, on parlait de sa trame !

– 5,40 ou 7m 20, il fallait choisir, d’autant plus qu’il y en avait toujours un plus malin que les autres pour expliquer que 5,70, c’était bien mieux pour les parkings…

– C’était la fin des années 70. L’autonomie de la pensée architecturale laissait le pas à celle de l’interdisciplinarité et de l’auto-construction.

– D’un côté, architecte sans architecture ou « Architecture sans architecte », de l’autre Moshé SAFDIE, l’architecture proliférante. Entre le lyrisme vénitien d’Henri GAUDIN, l’angle métallique de la clinique de Jean NOUVEL et la Cour d’angle d’Henri CIRIANI, les clans sont réapparus, comme toujours … Et comme le dit souvent le Président Michel SEBAN : « les architectes ? Combien de divisions ?… »

– Modernité, un projet inachevé, ou Modernité, l’esprit du temps. Un vrai débat de chapelle, surtout à la Salpetrière…

Quarante ans plus tôt, en 1936, à l’époque du Front Populaire, de l’enthousiasme des premiers congés payés et des premiers textes parlementaires qui allaient donner naissance un peu plus tard à l’Ordre des architectes, WOGENSCKY a vingt ans lorsqu’il frappe la porte 35 de la rue de Sèvres.

« L’homme marcha le long de la grande galerie du rez-de-chaussée. Il monta le petit escalier obscur et vétuste. Et, timidement, il s’arrêta devant la porte de l’atelier. Il fut sur le point de repartir sans oser ouvrir la porte. Il ne savait pas que toute sa vie allait profondément dépendre de cette décision. Il ouvrit la porte. Il entra. Une secrétaire sévère vint à lui. Il demanda s’il serait possible d’avoir un rendez-vous, d’être reçu un jour, juste quelques instants. Elle dit : « c’est difficile, il est très occupé, vous savez, je vais voir ». Elle partit et ne revint pas.

LE CORBUSIER vint lui-même, et alors, il vit CORBU.

Il fut tout étonné que LE CORBUSIER ne soit pas plus grand que lui. Il avait lu Vers une architecture : il était tellement enthousiasmé par ses idées et ses projets, il s’attendait à un si grand homme qu’il n’aurait pas été étonné que LE CORBUSIER mesure cinq ou six mètres. Et le voilà tout simple, et pas plus grand qu’un petit étudiant timide.

Immédiatement LE CORBUSIER l’a reçu pendant une heure et demie ; le questionna, lui parla, avec chaleur et simplicité, beaucoup moins intimidant que la secrétaire. Le soir même après dîner, le petit étudiant commença de travailler dans l’atelier comme dessinateur. Il ne savait pas qu’il allait y travailler pendant vingt ans, avec LE CORBUSIER, et le connaître de très près pendant trente années. »

Celui qui a écrit ce texte et parle ainsi, c’est André WOGENSCKY, assistant, chef d’atelier et adjoint de LE CORBUSIER pendant environ trente ans, longtemps considéré comme son « disciple préféré », son « principal collaborateur », son « prolongement ».

Ce qui frappe le plus chez André WOGENSCKY, c’est la science et la simplicité totales avec lesquelles il affronte la grande entreprise de sa vie : procurer bonheur et bien-être grâce à l’architecture.

Il écrit : « …Quand nous disons : c’est beau, cela signifie que nous recevons de l’architecture quelque chose qui nous fait du bien, qui nous enrichit et nous transporte au-delà de nous-mêmes… »

La grande ambition de son projet architectural et la grande humilité avec laquelle il considère le rôle de l’architecte lui ont toujours fait prendre une route droite sans le moindre détour.

Je le cite : « … la plus grande influence de Le Corbusier sur moi fut, au-delà de l’architecture, son attitude envers la vie et la manière dont il pensait que notre tâche principale est de nous construire nous-mêmes, se bâtir soi-même comme on bâtit une maison, pierre à pierre, faire de soi quelqu’un qui mérite le beau nom d’homme, avec la seule différence que l’édifice humain n’est jamais fini… »

Cette arrivée à l’atelier était prémonitoire puisque l’agence travaillait à l’époque sur le « Pavillon des temps nouveaux » pour l’Exposition Universelle de 1937.

Pendant l’occupation, il n’y avait plus de projets à dessiner à l’atelier, alors LE CORBUSIER propose à un petit groupe de 5 à 6 personnes de se réunir pour réfléchir à quelques problèmes théoriques. André WOGENSCKY anime le groupe de l’Ascoral et est chargé de la rédaction de deux livres exceptionnels qui découleront de ces réunions : « Les établissements humains » et « le Modulor ».

Après la guerre, WOGENSCKY crée une revue manifeste : L’Homme et l’Architecture.

Il en est le directeur et rédacteur en chef. LE CORBUSIER, Marcel LODS, André LURCAT, Richard NEUTRA, Auguste PERRET et Georges-Henri PINGUSSON faisaient partie du comité de parrainage.

Ecoutons-le : « … Les architectes faisaient de l’architecture pour leur plaisir, en oubliant pour qui il fallait la faire…ils faisaient l’architecture du décor…On oubliait que l’architecture est faite pour ceux qui l’utilisent, pour ces millions de personnes qui peuplent nos pays… C’est pour cela que j’ai voulu ce titre, L’Homme et l’Architecture… »

WOGENSCKY est entraîné par LE CORBUSIER dans les institutions culturelles de cette période : il participe au comité directeur des CIAM (les Congrès internationaux d’architecture moderne), s’inscrit à l’UAM, l’Union des artistes modernes.

Il deviendra l’assistant de LE CORBUSIER, son chef d’agence, son plus proche collaborateur, puis son associé sur ses plus grands projets : la cité radieuse de Marseille, l’unité d’habitation de Berlin, de Rezé, de Briey et de Meaux.

Il a beaucoup travaillé sur l’unité de Marseille, il passait la moitié de la semaine sur le chantier, aidé de Georges CANDILIS, qui restait en permanence comme adjoint sur le chantier et l’autre moitié dans l’atelier de Paris, où il contrôlait et coordonnait tous les dessins d’exécution et de conception. Au total il y a eu plus de mille plans pour l’unité d’habitation de Marseille !

Comme me le disait Claude PARENT, que j’ai eu au téléphone pour préparer cet hommage : « on inventait chaque jour l’industrialisation du bâtiment. Les entreprises n’existaient pas, c’étaient des maçons. La seule qui savait faire du béton, c’était Sainrapt et Brice, parce qu’ils avaient construits le mur de l’Atlantique !… »

WOGENSCKY a à gérer les questions économiques, aussi bien vis-à-vis des entreprises que vis-à-vis de LE CORBUSIER, afin que les salaires des collaborateurs de l’agence soient versés…Il était plus qu’un chef d’agence et avait bien plus de responsabilités. Le travail devait avancer et LE CORBUSIER n’était pas un homme facile, il devait intervenir auprès de lui de temps en temps en disant assez durement : « il faut terminer ! ».

Des conflits surgissent à Berlin pendant les travaux, entre les entrepreneurs « intéressés seulement par l’aspect économique » et l’architecte qui essayait de « parler d’architecture », ce qui va conduire WOGENSCKY à s’intéresser de plus en plus au contact avec les usagers de ses constructions. Pour lui, le processus de projet doit s’enrichir de la variable que constituent les usagers :

Je le cite encore : « … Ce qui m’a paru tout à fait nécessaire, avant même de commencer à faire un projet, c’est d’essayer de bien connaître les gens pour qui on le fait, de parler avec eux de mille choses, de tout sauf d’architecture ; il s’agit de s’en faire une image, un peu comme un sculpteur qui moulerait une forme avec délicatesse autour d’une vision de sa vie interne. C’est en fonction de cette vie interne qui conduit à l’esthétique que se conçoit petit à petit, avec beaucoup de mesure et de tact, l’architecture qui va être l’enveloppe architecturale, qui va finalement être la maison… »

Mais l’échec du plan pour la reconstruction de Saint-Dié est significatif : un industriel, Jean-Pierre DUVAL, charge LE CORBUSIER d’étudier la reconstruction du centre-ville, incendié et détruit par les troupes allemandes en 1944. Le projet mis au point par l’atelier, et en particulier par WOGENSCKY, applique les recherches urbaines de la Ville radieuse, avec quelques nuances permettant d’implanter deux types d’habitat, un type collectif et un type individuel. Mais les habitants réclament des maisons traditionnelles construites en matériaux des Vosges, avec un grenier, une buanderie, une cave… En 1946, le conseil municipal de Saint-Dié doit céder et adopter un autre projet présenté par un fonctionnaire du Ministère de la Reconstruction !

Comme l’écrivent Paola MISINO et Nicoletta TRASI que je remercie tout particulièrement pour leur formidable livre sur « André WOGENSCKY. Raisons profondes de la forme », aux éditions du Moniteur, car sans lui, je n’aurais jamais pu préparer cet hommage :

« Dans les années soixante, la commande privée cède de plus en plus le pas à la commande publique et institutionnelle. L’administration intervient lourdement, non seulement comme organe de contrôle, mais aussi dans l’affectation des financements : les deux critères principaux sont la rapidité et l’économie, ce qui entraîne une grande concurrence entre les entreprises et une maigre attention à l’esthétique. »

Avec le recul, certains ont parlé « d’années noires de l’architecture ».

Quarante ans plus tard, parallèlement à la mise en place du plan BORLOO pour la requalification urbaine des quartiers, la problématique a bien avancé puisqu’on a remplacé « rapidité et économie » par « urgence et partenariat » ! On n’a pas encore le recul nécessaire, mais certains commencent déjà à craindre la couleur des années…

Après avoir passé 20 ans chez CORBU, André WOGENSKY crée sa propre agence à 40 ans, en 1956. LE CORBUSIER le prend mal, bien sûr, car, sans WOGENSCKY, il n’aurait jamais pu réaliser l’unité d’habitation de Marseille, ni celle de Rézé-les-Nantes, entre autres.

Mais travailler avec CORBU, visiblement, ce n’était pas toujours une sinécure !

Comme me l’a expliqué Claude PARENT : « … L’agence était très hiérarchisée. Il y avait beaucoup de rivalités, les gens se dénonçaient les uns les autres, sauf quand LE CORBUSIER passait le matin sur les planches à dessin. XENAKIS était chef de groupe, avec une ambition démesurée. Il prenait la tête à tout le monde, et CANDILIS la ramenait beaucoup ! WOGENSCKY avait son bureau à lui, et le mauvais rôle : il s’occupait plus du chantier, et moins des dessins de conception. C’était un homme sincère, poli et cultivé. J’ai vu un homme souffrir de cette situation… »

André WOGENSKY a toujours écrit, pour des articles, pour les conférences qu’il donnait. Il a enseigné dix ans à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bruxelles. Tout au long de sa vie, il a mené une activité théorique parallèlement à son activité projectuelle.

Il obtient sa première commande en 1957 : une petite cantine scolaire à Marçon, dans la Sarthe.

Il s’agit d’une petite construction entièrement vitrée, sur pilotis, prévue pour capter le maximum de soleil en hiver et peu de chaleur en été, grâce à un brise-soleil. Les journalistes en parlent comme de « la cantine la plus moderne de France ». Et France-Soir, 1 million de lecteurs à l’époque, souligne que le coût et les délais sont restés conformes aux prévisions initiales !

(Ce n’est pas le genre de critique qu’on trouve aujourd’hui dans Le Moniteur…)

Auparavant, 5 ans plus tôt, en travaillant le soir et le dimanche, en dehors des heures de travail, il avait construit sa propre maison, à Saint-Rémy-les-Chevreuses, en 1952.

Méticuleusement dessinée suivant les proportions du Modulor, s’enroulant autour d’un carré de 2,26m de côté constitué par la cuisine, inscrite à l’Inventaire en 1997, il y a passé toute sa vie ; elle n’a pas pris une ride, Marta PAN y a toujours son atelier de sculpture.

André WOGENSCKY était vraiment très précoce. Tout était dit déjà, ou presque. Il avait 36 ans.

C’est une maison blanche, accrochée à la colline, entourée de sculptures modernes, où tous ceux qui y passent sortent habités d’éternité…

On la découvre de trois-quarts, blanche, noire et beige. Une grande allée courbe conduit à la porte. Immédiatement, on tombe sur la cheminée, le foyer de la maison. Le sol est en pierre blanche, les colonnes, les poutres et les marches en béton brut, le mur à double hauteur qui longe l’escalier est peint en blanc, en vis-à-vis du grand mur noir qui met en valeur des maquettes et des sculptures blanches. La seule couleur se trouve dans des rehausses de rouge vermillon, aussi bien sur la petite table basse autour de laquelle on se réunit, que sur la souche de la cheminée du toit terrasse. Au sol comme au plafond, on trouve des grandes lignes orthogonales qui unifient et recomposent l’espace, et qui supportent des cloisons et des volets coulissants. C’est un véritable joyau d’architecture, moins emblématiquement moderne que la villa Savoye, mais bien plus contemporaine car agréable à vivre.

Une maison humaine et active en quelque sorte !

(C’est un genre de critique qu’on pourrait trouver aujourd’hui dans Le Moniteur…)

Tout en continuant à aider LE CORBUSIER sur Briey, sur Firminy, sur le couvent de La Tourette, ou la maison du Brésil à Paris, il se retrouve en concurrence avec lui sur le concours international d’urbanisme de Berlin. Tout le monde est content : ils ont perdu tous les deux !

En 1959, il construit une magnifique maison de vacances à Saint-Brévin (Loire-Atlantique).

Rassurez-vous, je ne vais pas vous citer toutes les œuvres construites par André WOGENSCKY, ce serait bien trop long, mais seulement les plus emblématiques.

En 1961, il réalise la faculté de médecine de l’hôpital Saint-Antoine à Paris, tout en construisant 600 logements sociaux à Thionville. En 1962, il est nommé Architecte en Chef des Bâtiments Civils et Palais Nationaux, construit la Maison des Jeunes et de la Culture d’Annecy et remporte le concours du Ministère de la Défense nationale du Liban.

En 1963, c’est le Centre industriel de la SNECMA à Corbeil et la Faculté de médecine de l’Hôpital Necker, qui abrite aujourd’hui un être de passion et d’exception. En 1964, il est en charge du projet d’urbanisation du secteur Sud de la Région parisienne.

En 65, c’est la nouvelle préfecture des Hauts de Seine à Nanterre, la Maison de la Culture de Grenoble, la piscine de Firminy. WOGENSKY n’a pas encore 50 ans.

LE CORBUSIER meurt cette année là, en 1965. Faut-il rappeler l’oraison funèbre prononcée par André MALRAUX dans la Cour Carrée du Louvre :

« Je te salue, au seuil sévère du tombeau !
Adieu mon vieux maître et mon vieil ami.
Bonne nuit…
Voici l’hommage des villes épiques, les fleurs funèbres de New York et de Brasilia.
Voici l’eau sacrée du Gange et la terre de l’Acropole. »

En littérature aussi, on peu donner beaucoup d’émotions avec très peu de mots…

Mais reprenons notre Histoire.

En 1967, André WOGENSKY réalise l’aménagement de la station Auber du RER. En 1969, c’est le Palais de justice et le Tribunal de grande instance de Nanterre, un an après les insurgés… C’est la fin d’une époque, il semble irrésistiblement attiré vers la lumière du Sud !

En 1970, il construit dans le Var, un immeuble de logements à Hyères, et puis un centre économique de vacances à La Garde-Freinet, avec Alain AMADEO.

Il publie un livre « Architecture active » aux éditions Casterman en 1972, aujourd’hui totalement introuvable à Paris comme sur Internet, croyez-le bien…

Et il reprend l’aventure au Liban avec Maurice HINDIÉ : à Beyrouth, le projet du Word Trade Center, du ministère des Finances, des bureaux de la Sûreté générale ; à Jounieh, un projet d’hôtel de thalassothérapie, à Majorque, deux projets de complexe touristique, à Pointe-à-Pitre une gare routière, des bureaux et des logements, au Caire, un ensemble de 500 chambres avec des bureaux et un centre commercial. En 1978, il construit un centre international au Qatar, à Riyad en 1979 un immeuble de bureaux, puis le Centre médical de la cité sportive…

En 1980, il reçoit la médaille d’or de l’Académie d’architecture.

Et puis en 1981, à 65 ans, il ne prend pas du tout sa retraite, puisque de 81 à 87, c’est l’université des Arts de TAKARAZUKA à Osaka au Japon qui l’accapare, avec une extension dix ans plus tard, de 1992 à 1998.

Entre temps, il avait reçu le Grand Prix d’Architecture en 1989.

Il a été élu membre de l’Académie des Beaux-arts le 16 décembre 1998, dans la trace d’Auguste Perret.

Mais qu’est-ce qu’un projet ? Et quelle est la place de la mémoire dans une architecture de l’espoir ?

A une époque où l’utopie des univers flottants semble onduler sur les océans de l’information numérique, alors que l’architecture qui veut être l’art de l’édification des bâtiments en est plutôt son artisanat, je pense à une phrase d’Eduardo SOUTO DE MOURA : « un architecte doit aspirer avant tout à l’anonymat et à la création d’espaces riches de la sagesse accumulée pendant des milliers d’années. »

Faut-il suivre Jean NOUVEL l’alchimiste, qui a su trouver la formule pour transformer en or l’aluminium de ses constructions, ou bien faut-il penser que l’architecture doit continuer à être un lien entre nous et le paysage ?

Ecoutons André WOGENSKY :

« …Je ne sais pas définir quelles sont les grandes valeurs supérieures de la pensée humaine, mais je pense qu’elles correspondent à celles des grandes philosophies, à celles des grandes religions. C’est ce contact avec les grandes valeurs qui est permanent et c’est ce qu’il faut essayer de faire en architecture, comme dans tous les arts. Il faut essayer, même si l’on n’y parvient qu’un tout petit peu… »

Ces accents quasi mystiques ont toujours accompagné les réflexions de WOGENSCKY.

Il a voulu inclure toutes les différences humaines en quelques lignes interprétatives, ne rien prescrire d’autre qu’une règle de conduite qu’il ramenait à la rigueur d’une attitude éthique.

L’architecture est un métier dont l’éthique impose de se dévouer.

André WOGENSCKY a tenu ce rôle avec naturel, mais aussi avec une grande pudeur.

Lorsque j’ai demandé à Marta PAN quelle avait été son attitude à propos de l’extension de la Maison de la culture de Grenoble qui a été livrée il y a quelques mois, et à laquelle on ne lui avait pas demandé de travailler lui-même, elle m’a dit : « Il n’en a eu aucune animosité. Il était dans le jury et il a choisi le projet de STINCO. Quelqu’un s’empare de son bâtiment et l’agrandit. Il l’a accepté, sans jamais la moindre amertume ou le moindre signe d’agacement… »

Et elle a ajouté : « Il avait une très grande générosité, il n’élevait jamais la voix et avait une très grande autorité naturelle. »

Au début du XXè siècle, LE CORBUSIER a écrit à propos du Moyen Age et du bouleversement culturel qu’il a représenté : « … nous somme aujourd’hui dans un monde à mettre en ordre sur des décombres, comme une fois déjà, quand les cathédrales étaient blanches, sur les décombres de l’Antiquité… »

Dans Architecture active, c’est André WOGENSKY qui parle :

« … L’architecture commence à l’instant précis où l’on pose un homme à l’intérieur de la forme, ou plus exactement où l’on crée la forme autour de l’homme. »

Ainsi, entre le prosélytisme de la modernité sociale et collective et la permanence de l’individu, où est la légitimité en architecture ?

Au-delà de l’immédiateté de la forme qui émerge du brouillard virtuel de nos manières de concevoir, n’y a-t-il pas cette troublante vérité de l’émotion de la forme, qui rend chaque jour enthousiasmant la construction de l’authenticité de notre époque par ces simples mais bouleversantes personnes qu’on appelle « les architectes » ?

Etre architecte, ces mots ont une résonance d’absolu chez André WOGENSCKY, le sens de l’engagement total.

Pour conclure, j’aimerai rappeler son éloge à DUHART HAROSTEGUY, en 1981, lorsqu’il a été élu membre de cette Académie :

« Pour faire un projet, la première difficulté est de bien comprendre, d’aller au-delà de la simple connaissance pour atteindre la compréhension. Il faut assimiler les problèmes qui sont posés, et puis tout oublier pour que l’important revienne à la surface.

Et alors l’architecte voit une solution. Il dessine, mais, lorsque ce dessin est fait, il faut se basculer dans l’action, il faut agir puisqu’il ne faut pas que le dessin reste un dessin, il faut qu’il devienne construction. Il faut qu’il devienne réalité.

Et c’est alors une action difficile, qui consiste essentiellement à convaincre. Le peintre, le sculpteur ont cette possibilité merveilleuse de peindre une toile ou de tailler une sculpture, et de la montrer ensuite. On l’aime ou on ne l’aime pas, mais elle existe. L’architecte, comme le cinéaste, comme souvent le musicien, doit convaincre d’abord avant que son œuvre puisse être réalité. Et comment convaincre de la valeur d’une œuvre qui n’existe pas encore ? C’est là le travail le plus difficile de l’architecte. Il y a cet effort de conviction, cette nécessité de descendre sur la place publique pour faire comprendre ce que l’on veut, ce que l’on croit, ce dont on est convaincu. (…) Et là il faut se battre il faut bien le dire, contre la bêtise, contre la jalousie, contre cette inertie qui existe si fortement dans la société au point que l’on a peur de ce qui est nouveau, que l’on voudrait perpétuer ce qu’on connaît déjà. Si l’architecte se laisse prendre à cette tentation de proposer ce qui est rassurant, il s’écroule. Il n’est plus architecte.

Enfin, il reste à l’architecte un dernier geste à accomplir. Peut être est-ce celui là le plus difficile. Il faut « donner » ce qu’il a fait.

Il lui faut vaincre deux sortes de déceptions qui l’envahissent à ce moment là. D’abord cette déception que ce qui est réalisé, ce qui est construit n’est finalement jamais aussi bien qu’il l’aurait souhaité. D’abord il se fait à lui-même des reproches, j’aurais pu faire mieux, et ça aurait dû être mieux. Cette déception de sentir que, par rapport à ce qui a été pensé et dessiné à l’origine, à cause de la démultiplication du travail en équipe, à cause de l’exécution par d’autres, et par conséquent d’une certaine interprétation par d’autres, il a le sentiment que cette œuvre s’est un peu édulcorée.

Puis il y a l’autre déception qui existe aussi, et qu’il faut dépasser. Celle qui commence par la joie de voir les premiers usagers entrer dans l’œuvre bâtie. Mais ces usagers vont en faire usage, et c’est bien normal. Elle est faite pour ça. Faire usage, c’est user, et user c’est un peu abîmer, c’est un peu salir. Et plus encore cette déception de sentir que ces usagers ne comprennent pas tout ce qui a été mis en œuvre.

Alors, il faut que l’architecte sache partir. Il faut qu’il parte, et qu’en partant il accomplisse de nouveau cette boucle perpétuelle qui passe par la connaissance, la compréhension, la passion, la production, l’action et le don. »

Avant de vous présenter quelques images de réalisations d’André WOGENSKY, je voudrais remercier de nouveau Paola MISINO et Nicoletta TRASI, qui ont écrit ce très beau livre sur « André WOGENSKY, Raisons profondes de la forme » aux Editions du Moniteur, qui m’a beaucoup aidé pour préparer cet hommage.

(…)

Je n’ai pas connu André WOGENSCKY et j’étais très ému avant de rendre cet éloge.

Après, même si j’ai l’impression de l’avoir un peu connu, je reste toujours aussi ému.

Serait-ce parce que l’architecture est active ?

Je vous remercie.

Thierry VAN DE WYNGAERT