Un exposé d’Alain SARFATI à l’Académie d’Architecture

I – Transmettre l’architecture

En me demandant de faire un exposé sur la transmission, vous enfreignez la règle qui est celle de « l’éloge ». Je vais donc  tout de suite me transformer en héritier pour devenir un passeur, un relayeur, car il n’y a pas de transmission possible si l’on oublie d’où l’on vient et ce que l’on a soi-même fait de son héritage.

J’ai été au cœur d’une tourmente, celle qui s’interrogeait sur l’écart entre l’école et la vie, sur la transformation du monde, la manière dont « l’ordre antique » pourrait se muer en « désordre moderne » et démocratique. Cette question était déjà portée par les utopistes, Boulée, Lequeu, Ledoux… Cette question garde son actualité. Comment sortir l’architecture d’une posture élitiste pour aller vers le plus grand nombre ?

Le paradoxe de la transmission :

Le paradoxe tient dans le fait que « transmettre » doit se faire sans changement, sans erreur… à l’identique. Travail de copiste méticuleux alors qu’en architecture, rien n’est jamais pareil, il y a un intérieur mais également un extérieur, « la transmission contient nécessairement une rupture », voilà en quoi consiste le paradoxe.

La notion de transmission est belle, puisqu’il s’agit de passer le témoin, de poursuivre, d’améliorer, de prolonger, d’enseigner…. Mais où s’arrête la transmission pour devenir transformation ? D’où vient-elle ? Il s’agit donc de contenu, de connaissances, mais aussi de démarche, de méthode, de savoir-faire. Si le sujet a une quelconque actualité, c’est qu’alors que l’on parle de crise économique, de crise de la société, il faut bien constater que dans le domaine de l’architecture, notamment dans celui de l’enseignement, existe un certain désarroi. La vitesse occupe l’espace, et le temps manque pour prendre un peu de recul, de hauteur, de distance.

Philippe Starck propose de « …réannoblir les mots de transmission et d’héritage… » C’est fait !… Reste à donner un peu de contenu !

Nous sommes dans une académie d’architecture et le rôle essentiel de l’académie n’est-il pas de dire le chemin à suivre. Celui de l’exercice de notre art. Ce chemin n’est pas simple à trouver, nous sommes face à un obstacle. Le paradoxe de la transmission se heurte à l’obstacle de la rupture, celle qui veut que l’on soit moderne à n’importe quel prix. A l’heure ou ce qui est mis en avant est la notion d’œuvre, et avec elle, celle de la création, pour ne pas dire de créativité, de l’invention technique ou de l’invention formelle, s’intéresser à la culture et à sa transmission semble parfaitement déplacé.

La création suppose un ex nihilo, être créatif serait faire en sorte que la proposition ne ressembla à rien de ce qui précédait… l’idée, le concept, sont devenu des visas qui ont remplacés le « parti » trop attaché à la géométrie, trop académique, ou le principe générateur trop complexe. Quant à la démarche… elle ne se vend pas, donc elle semble inutile ! L’heure est à l’inflation des images dont on ne sait d’où elles viennent et surtout dont on ne sait où elles vont ! On serait porté par l’air du temps… Celui de la nouveauté à tout prix ! C’est notre quotidien.

Considérer la création comme une sorte « d’en soit » sans rapport avec l’histoire relève de l’idéologie et je voudrais croire que la phrase de Jean Nouvel est simplement incomplète : «  A l’avenir, l’architecture ne nourrira plus l’architecture ». L’architecture ne sera plus le seul univers de forme dans lequel puiser, d’autres imaginaires seront à l’œuvre comme ils l’ont toujours été, qui seront là pour élargir le champ des possibles.

L’erreur aujourd’hui serait de croire que les logiciels soient autre chose qu’un super fusain avec toute sa dimension heuristique. Aujourd’hui, le champ des possibles s’est considérablement ouvert, raison de plus pour conduire et ne pas être simplement emporté dans un univers sans limite qui résulterait cette fois des qualités techniques des ordinateurs.

L’informatique comme la construction sont des outils au service d’un projet dont la source est éminemment culturelle.

Construire commence par des fondations même si aujourd’hui, nos capacités de construction sont sans commune mesure avec ce que nous pouvions faire il y a un siècle. N’oublions pas que lorsque les cathédrales étaient « blanches », la perspective n’existait pas.

En architecture, on peut transmettre une mémoire, un corpus, des références. On peut transmettre une passion, des émotions, une expérience, on peut transmettre une démarche, une posture, une attitude, des façons de faire, on peut transmettre des connaissances. La difficulté apparaît lorsque l’on a l’ambition de tout transmettre… ne rien oublier en chemin.

La modernité nous a enivré, la vitesse nous a envahis au point que le monde, l’ancien monde a perdu ses repères. Quoi et comment transmettre après avoir subi le tsunami de la table rase… du continum cher à Théo Von Doesburg… de la séparation des fonctions à la disparition des limites… Que la culture soit essentielle non pour « copier » mais bien pour inventer me semble relever de l’évidence. J’ai commencé mon propos avec l’image du relayeur, du passeur, à y regarder de plus près dans une course de relai,, on découvre que l’on ne voit presque pas le témoin. Un des problèmes de la transmission en architecture, tient au fait qu’il n’y a que peu de commande explicite… déficit de la maîtrise d’ouvrage alors l’architecte se transforme en contrebandier et l’architecture rentre par effraction à la surprise de ceux qui ne l’ont pas vraiment « prescrite ».

La transmission seule est insuffisante, le passeur est celui qui sait intégrer les ruptures, en faire l’instrument d’une véritable « création ».

II – Une histoire de culture : continuité

Ce que transmettre veut dire ou l’importance de la culture et de la démarche.

Une anecdote sur la transmission qui ne surprendra pas grand monde ici… j’étais dans un train au départ de Nancy pour aller visiter un site et proposer un plan de quartier qui serait réalisé en modules industriels. De façon naturelle, un confrère qui m’accompagnait et me considérait comme urbaniste me dit : « Tu sais, l’urbanisme ça va, mais l’architecture, c’est bien plus compliqué, il faut cinq générations pour faire un architecte ». C’est peut-être ce jour-là que j’ai considéré qu’il était urgent dans mon travail d’enseignant de tout faire pour que le désir et le plaisir de l’architecture puissent être transmis dès la première génération.

Si la « culture » est importante, si elle a du sens, alors se posent deux questions, quoi transmettre et comment ?…

Faisons un petit retour en arrière… on dit en ces temps-là ! Celui de l’école des Beaux-Arts qui n’était pas le bon vieux temps et je n’en regrette que peu de choses, la transmission se faisait à travers une généalogie : Héré, élève de Beaufrand, élève de Mansart… où Philibert Delorme né dans une famille de maître-maçon… transmission égale tradition.

A l’école des Beaux-arts, ce qui faisait la différence entre tel ou tel atelier tenait à deux choses : la première, le corpus partagé par les élèves et qui pouvait se développer au gré des projets, des concours ; la deuxième était le charisme du patron. Il fallait avoir confiance, et Cédric Villani s’exprime ainsi à propos de son professeur de mathématiques « le talent de la transmission ne vient pas forcément de la connaissance mais du charisme ».

Transmettre, c’est donner envie, susciter la passion et le goût du risque intellectuel. Ce goût, je le dois à Othello Zavaroni qui aura été mon professeur et mon maître à l’école.

Jacqueline de Romilly en écrivant « Ce que je crois » nous dit l’importance du langage, en grande helleniste, elle croit à l’importance de la culture, en tant qu’architecte, je crois que le regard a une dimension fondamentale. Quoi regarder ? Comment le regarder ? L’architecte n’a pas un regard innocent, il regarde dans une « perspective utilitaire », c’est un générateur de « transformation ».

Chaque atelier à l’école des Beaux-Arts avait un patron plus ou moins charismatique mais surtout un corpus qui lui, n’était pas explicite, il fallait faire l’effort de le chercher, de le construire à partir de toutes les bribes que l’on pouvait saisir.

Mes premiers voyages auront été déterminants, je suis né entre une ville en ruine Volubilis et une ville nouvelle, Meknès, découvrir au fil des années, l’Espagne, le Portugal, la France, la Provincia romaine, l’Italie avec la Sicile, la Grèce après la Croatie avant d’aller vers le Danemark, la Suède et la Finlande. Pourtant une question me préoccupait, pourquoi le corpus « classique », celui de l’école ne s’ouvrait-il pas sur l’Egypte, le monde amérindien, l’Asie ? Pourquoi s’en tenir à ces trois ordres ? Pourquoi ces fermetures ?

Il y avait un socle, il fallait l’étendre, l’ouvrir, le développer de la Tholos de Delos au pavillon de l’exposition universelle de Barcelone de Mie van Der Rohe.

Le « quoi transmettre » n’a pas de limite si ce n’est que l’émotion est irremplaçable, elle est à transmettre en même temps que le bâtiment… l’importance du lieu constante, les matériaux, les formes, les techniques sans oublier bien sûr l’échelle, cette échelle dont Philippe Boudon aura fait un concept fondateur.

Qu’il le veuille ou non, Jean Prouvé dont l’œuvre est à l’honneur en ce moment a été nourrit par l’art de Nancy, par la sidérurgie, mais également par l’histoire de sa ville et l’hommage qui lui est rendu aujourd’hui relève de la volonté de transmettre.

Se pose maintenant la question du comment transmettre, comment expliquer que la merveilleuse place Stanislas n’est pas issue du choix d’un site exceptionnel, ou d’un dessin magnifique mais d’une négociation extrêmement serrée entre le commanditaire Stanislas Leczinsky et le commandant de la Place le Duc de Belle Ile, ce jour-là, j’ai compris l’importance de l’inscription symbolique, le rôle de la négociation pour inventer. Comment expliquer  l’invention de la Serlienne  sans l’histoire de la basilique de Vicence où celle du Patio des Lions de l’Alhambra. Comment faire partager le cheminement du Mont Saint Michel ou celui de la bibliothèque de Berlin de Hans Scharoun sans mettre du mouvement, du déplacement de la surprise dans l’architecture.

Autant de découvertes qui font rentrer la mer dans le théâtre de Segeste, le ciel dans la cité interdite de Pékin ou la terre avec les soubassements des temples du Yucatan, sans parler des terrasses du Machu Pichu, ou du village d’Eus près de Prades… Un nuage passe.

Derrière ce propos se profile ceux qui vont être mes maîtres, A. Aalto qui m’a fait découvrir à quoi pouvait servir l’architecture vernaculaire. F.L.L. Wright entre l’architecture Aztèque et le Japon, Louis Kahn et l’importance de son voyage au Moyen Orient ainsi que le rôle des châteaux médiévaux ou des Kracks. Le Corbusier à travers la leçon de Pessac et celle de la Tourette.

Autant d’authentiques « créateurs » nourris de leurs voyages, de leur représentation du monde, de leur imaginaire poétique. Seule l’idéologie veut que la table rase soit le meilleur terreau pour créer et je reviendrai sur les exemples qui me viennent immédiatement à l’esprit.

Je poursuivrais mon propos par une image d’un autre ordre, à vrai dire, la question de la transmission n’était pas une préoccupation au-delà de mes trente-cinq années d’enseignement pendant lesquelles je me suis évertué à dire, à rendre le plus lisible possible ce qui était à l’œuvre dans mon travail et que je voulais faire partager sans faire école, sans produire des clones… transmettre en donnant la liberté, l’ouverture et la capacité d’être dans un monde en mouvement, c’est le cinéma et un film récent qui me donne l’occasion de clore cette partie de mon propos.

« Entre Les Bras » : une image, celle du fils Sébastien, les yeux perdus sur l’horizon de l’Aubrac, son père Michel Bras lui a transmis la lourde charge de continuer son œuvre, celle d’une des meilleurs tables de France et Sébastien dit : « Au Japon, c’est bien plus simple lorsque l’on transmet une table, la question est de reproduire à l’identique ce qui a été fait sans jamais rien changer, pour moi, c’est différent, on m’attend sur ma capacité à créer… » l’angoisse se lit sur son visage.

Y a-t-il un rapport entre la cuisine et l’architecture ? Michel Troisgros (trois générations de chefs…) dit : « Je fais ma cuisine comme Alain SARFATI fait son architecture… »

D’Alain Passard à Alain Ducasse, ils parlent tous de leur grand-mère, de leur mère, de leur tante… Y a-t-il d’autre raisons pour dire que l’architecture et la culture sont indissociables, à l’évidence, on pourrait en trouver de nombreuses, je n’en ajouterai qu’une, dans une société de plus en plus amnésique, s’assurer de ce que la prétendue création n’est pas une pâle réplique, un pastiche ou une mauvaise mise en scène me paraît salutaire. Chaque projet est à l’évidence une création au sens « pièce unique » qui répond au plus près au programme, au lieu, à l’interprétation que l’architecte en aura fait, alors l’inquiétude du créateur disparait, rien ne sera jamais plus comme hier…

Il aura fallu plusieurs siècles pour définir le cadre d’une gastronomie française, quelques années suffisent pour tout oublier. Il en est de même en architecture, une lente évolution et une rupture brutale. La culture n’aurait donc rien à faire ici ?

Sans fondation, pas d’architecture.

Sans soubassement, pas de transmission.

Sans transmission, pas de lien, pas de société.

Mais la question que se pose Sébastien Bras est bien la bonne, il me transmet quoi ? Et que vais-je en faire ?

Autrement dit, transmettre, c’est transformer.

Je ne donnerai que trois exemples pour engager la déconstruction d’un mythe.

Je reviens à l’architecture. Avec L.L. Wright  et sa maison à Oak Park, exemple s’il en est d’une longue maturation, 30 années de transformation pour mettre en question l’idée de « l’œuvre » comme pensée d’emblée dans sa totalité, une œuvre expérience de l’espace, des formes et des matériaux.

Avec Le Corbusier, je ne prendrai que Ronchamps, « sans façade légère, plan libre, ouverture en longueur, pilotis… » œuvre majeure du vingtième siècle. Avec l’inspiration attribuée aux minarets de Gardaïa. L’organisation de la Chartreuse a nourrit la Cité Radieuse, l’observation de la course des chiens dans les pavillons aura alimenté l’invention des « fenêtres pour chien » dans le mur de clôture de la petite maison de ses vieux parents.

De Jorn Utzon, je ne montrerai que les deux images qui m’ont poursuivi pendant cinquante ans, un nuage et un temple Maya pour se transformer et donner un chef d’œuvre, l’Opéra de Sydney.

Et pour Bilbao, je raconterai une histoire : à l’occasion de la présentation  de son projet pour le « carré d’art » de Nîmes, Franck Gehry a fait un projet, le sien, et oui, le plus culturel : mettre dans une même concrétion la maison carré, le portique du théâtre, la Tour Magne… bien pliée, mélangée et quelques années plus tard, c’est Bilbao qui naissait, grâce cette fois à « Katia ».

Avec la culture se pose la question du sens, un sens lisible et partageable, une réponse à l’assertion de Victor Hugo. « Ceci tuera cela »… le danger ne viendra plus du livre mais, de l’image pour l’image, qui fait l’objet d’une surenchère sans limite, course suicidaire qui prétend que tout est faisable.

Image culture, image rupture…

Il reste que la culture est le principal matériau de l’architecture, son fondement, sa source essentielle, surtout si l’on entend architecture dans la plénitude de son histoire dans la complexité de ses rapports aux lieux, aux hommes, à la nature…au pouvoir.

C’est dire à quel point l’utopie et la table rase me sont étrangères. Nous sommes face à un paradoxe et il faut apporter une réponse.

III – Une histoire de rupture : mouvement

Pourquoi la rupture, vers une médiologie en architecture.

Transmettre pour transformer : les ruptures.

Il y a trois types de ruptures : idéologique et hasardeuse, technique ou programmatique.

Première rupture, la rupture idéologique : j’ai en tête cette phrase que Marcel Lods donnait en exemple à ses élèves pour dire à quel point la modernité devait être détachée de toute histoire être autonome :  « ce n’est pas en améliorant la bougie que l’on a inventé l’électricité… », dans ce contexte, pourquoi s’intéresser à la bougie si ce n’est pour faire plaisir à Tanizaki qui, dans l’éloge de l’ombre nous explique à quel point la vibration de la flamme sur la lisière dorée du bol est importante et nous prépare à déguster le bouillon, Umani, elle participe presque à la formation du goût. Ici, l’idéologie a trouvé sa pleine expression.

Il en est une autre rupture qui relève du hasard et de l’idéologie et de la poésie, de la tarte Tatin au chapiteau corinthien… En fait, transmettre, c’est transformer et la rupture est toujours présente plus ou moins radicale, violente, mais elle est là malgré nous, sans avoir nécessairement besoin de grossir le trait « de le radicaliser » et le « style » sera la résultante de la perception de ces ruptures jusqu’à en devenir une « langue étrangère » comme le proposait Proust, nourrie par le regard de chacun. La difficulté sera néanmoins avec toutes ces étrangetés de la rendre audible et partageable par le plus grand nombre. Trouver un sens commun.

Deuxième rupture, la rupture technique : l’architecture a été soumise à des bouleversements tels que l’on peut dire, il y a un avant, il y a un après, c’est ce que je nomme des ruptures : l’invention de la perspective, la vision aérienne et la photographie, la représentation numérique, de même, les matériaux, l’acier, le béton, le verre et aujourd’hui, le calcul numérique qui sont autant de nouveautés.

Grande rupture, il y a Beaubourg, et après ? Le nid de Pékin, et après… ? Après, on peut penser que l’architecture passera de la soumission technique à une proposition métaphorique, une vraie révolution qui se joue sous nos yeux, une nouvelle rupture liée à une attente sociale, idéologique ?…

Il y a dans l’architecture une dimension universelle au-delà de l’émotion, de la production de sens, ou de la démarche, la culture permet de découvrir ce que sont les problèmes liés à l’orientation, au sol ou au ciel, en quelque sorte, le Feng Shui !… Et la diversité des réponses formelles et techniques qui ont été apportées. Cette dimension universelle permet de penser la diversité alors que seule l’unité reste la préoccupation. La rupture ? C’est la cathédrale de Brazilia avec son entrée en dromos, c’est Beaubourg avec sa piazza… La rupture pour radicale qu’elle soit ne peut échapper à la culture… et ce n’est pas l’entrée dérobée du musée du Quai Branly avec sa rampe façon château de Hoche qui me démentira.

Troisième rupture, la rupture programmatique : en fait, la transmission en architecture sera toujours une incitation à interpréter, à transformer, à actualiser, à proposer de nouvelles solutions après avoir inventorié celles qui existent. Ce qui est vrai pour l’architecture ne l’est pas pour la ville, j’y reviendrai. Il est une autre rupture culturelle et programmatique, celle du logement car ici encore, il faut se rendre à l’évidence, le monument auquel l’architecture répond généralement n’est d’aucun secours, pas de références mais des paysages et d’autres beautés à inventer, c’est une autre culture qui est en perspective pour répondre à un des plus grands enjeux de notre époque. Ici, la transmission sera moins formelle et plus directement liée au programme, à l’usage, à l’appropriation et peut-être à une autre forme d’ordre, « de désordre », ici, plus qu’ailleurs, la transmission s’appuiera sur le contexte, le climat, là où l’autonomie était la règle, là ou l’utopie semblait être le recours, ce sera à l’architecture d’inventer son propre programme, ses outils, ses concepts pour apporter les réponses pour que la transmission rentre dans les consciences.

C’est le contexte, le lieu, qui seront à l’origine du projet… contextualiser un projet relève de l’importance accordée au développement durable !… Si l’architecture, d’une manière générale peut revendiquer une autonomie « monumentale », le logement ne peut se penser sans relation à la ville et là, la rupture est consommée d’avec une conception de la beauté apollinienne de l’harmonie, rien ne sera plus comme avant, Dyonisos oblige, il va falloir du plaisir au rendez-vous !

On peut ici, faire l’hypothèse que l’erreur, la fausse route empruntée dans l’architecture du logement tient au fait qu’il n’y avait rien à transmettre, pas de corpus, ou plutôt, on l’avait oublié… il y a avait eu Prost, seul le monument pouvait servir de référent.

Mais la vitesse est là et il faut s’en servir : si la vitesse de construction a été revendiquée pour imiter l’industrie et gagner du temps, aujourd’hui, la vitesse sera celle gagnée par la multiplication des intervenants, des architectes, car c’est à travers eux que sera obtenu un resserrement du temps. A travers un « corpus différent » à travers leurs écritures que le temps trouvera une dimension concrète. Contenir du temps pour mieux le traverser, voilà en perspective une rupture programmatique qui met en jeu une façon de penser l’architecture comme projet.

S’il est une chose qui ne peut pas se transmettre, c’est le « style » et c’est une chance extraordinaire car si la 3ème république a composé le sien à travers une commande publique captive, aujourd’hui, chaque architecte a peu ou prou l’idée qu’à travers ses intentions, sa culture, sa perception, il peut avoir le sien. Une chance lorsqu’il s’agit de donner au paysage de la ville du temps et une complexité seule capable de nourrir un rêve de ville, une beauté paysagère ; à condition bien sûr de ne pas, sous prétexte d’harmonie rendre encore une fois tout homogène, neutre, insipide… du fast-food à la fast-architecture pour continuer de filer une métaphore gastronomique.

L’utilisation de l’image d’une production industrielle comme métaphore a redoublé la punition de la répétition, de la jusqu’à rendre l’ordre insupportable, et aujourd’hui, transmettre, c’est aussi connaître le point de vue qui a prévalu une époque, accepter un regard critique, pour être en mesure de bien « être » dans son temps.

L’autre rupture technique… la quatrième ? : La vitesse de construction a été une rupture, mais l’autre vitesse, celle des déplacements a produit un bouleversement de l’espace de la ville, sans que nous en prenions toujours la dimension. S’il est des choses qui se transmettent, il en est d’autres qui produisent une rupture radicale du champ des connaissances, de l’espace, de la ville.

Depuis le baron Haussman… la vitesse s’est inscrite dans la ville et la nature en est devenue sa dimension compensatoire. Ici encore, la prise en compte de cette dimension bouleverse notre perspective et la ville d’hier n’a plus rien à voir avec celle d’aujourd’hui et ce n’est pas la Broadacre City ou le plan Voisin qui inspireront une nouvelle réflexion, celle-ci partira du centre de Tokyo, de celui de Pékin ou du Tivoli de Copenhague si l’on veut bien entendre que les rapports entre le centre et la périphérie seront au cœur de nos projets du Grand Paris à toutes les constructions qui participent à la formation de l’unité symbolique des communautés de communes. Là encore, la culture prend une autre forme.

La transmission si elle est connaissance, expérience et savoir-faire, relève aussi du symbole. C’est ce qui crée du lien. Sans symbole et peut-être sans rite, la transmission est creuse.

J’ai rencontré le directeur de la recherche de l’école polytechnique qui m’expliquait combien la proximité était importante, la confiance indispensable pour que la transmission de connaissance issue de la recherche fondamentale puisse trouver des applications rapides dans l’industrie. Il faut se souvenir de ce que l’on ne transmet pas les erreurs, la confiance est indispensable, l’expérience personnelle irremplaçable. Un lien humain, mais aussi des rites et l’architecture a besoin des siens pour être un projet dans la société.

J’ai proposé quelques grands moments de rupture liés aux outils, comme aux matériaux ou à l’organisation du travail. L’architecture ne peut être en aucun cas la seule expression d’une invention technique, le sens du projet en demeure sa substance. L’ordre a changé depuis trois siècles sans que la « nécessaire rupture » se soit fait sentir dans l’architecture. Les utopistes nous ont fait rêver, les futuristes nous ont inquiété et peut être que transmettre aujourd’hui se fera à partir de thématiques suffisamment ouvertes pour qu’un large débat permette de partager l’avenir de l’architecture et que celui-ci ne soit pas que normatif ou technique. Sortir de ce déterminisme pourra se faire lorsque la médiologie (1) avec et après l’architecturologie deviendront de nouveau fondement de la critique.

1) Médiologie : Déf. Elucider les mystères et les paradoxes de la transmission culturelle. On s’efforce de comprendre comment une rupture dans nos méthodes de transmission et de transport suscite une mutation dans les mentalités et les comportements… Comment une tradition culturelle suscite, assimile où modifie une innovation technique.

IV – Une histoire d’architecture : pour l’architecture.

L’architecture entre le mouvement et la continuité.

Dans un entretien récent avec un artisan ébéniste, celui-ci me confiait : c’est fini, je ne transmettrai pas mon savoir-faire, mes outils ne sont plus aux normes et je n’aurai plus de stagiaire. C’est vrai, il n’y a plus de table à dessin dans les agences et néanmoins « la transmission » est plus importante que jamais face au risque de l’envahissement de notre monde par les « images », ces images, « ces perspectives » qui précèdent le projet. Inversion de la démarche ou tout simplement continuité de l’attente. En effet, à l’épreuve des 12 heures pour le prix de Rome, on nous demandait déjà la façade d’une école des Beaux-Arts, sans programme sans site, un scandale ? Peut-être pas, la dimension emblématique symbolique passait avant l’usage ; aujourd’hui, il faut considérer toutes les dimensions en même temps, penser le projet, le verbaliser, le décrire avant de le dessiner, simple question de démarche.

« Tout ce qui existe n’existe que grâce aux contraires, c’est la tension entre les contraires qui engendre la réalité… » disait Héraclite.

Jean Brun dit d’Héraclite qu’il « se présente à nous avec l’aspect majestueux des ruines, mais les ruines ne sont pas seulement les tristes restes d’un édifice que le temps a détruit, elles sont aussi et surtout ce qui défie le temps et le voit passer… ».

C’est peut-être enfin une réponse à l’énigmatique définition de l’architecture que donnait Auguste Perret « l’architecture, c’est ce qui fait de belles ruines »… de la terrasse de Meknès se développait le zehroun dans lequel se cachait les belles ruines de Volubilis… rien n’est plus proche d’une ruine qu’un chantier…

L’empereur Yongle pensait « que si les héritiers de Confucius avaient pu être dominés par des nomades sachant à peine écrire, c’est parce qu’ils avaient oublié les principes qui faisaient la force de leurs ancêtres… » le temps des ruptures n’était pas encore passé par là. Je pense que la transmission en architecture passe par une capacité à dialoguer, à débattre à négocier pour éviter que « la rupture » soit le seul moyen d’envisager un avenir sans mémoire et si je partage le « si tu veux trouver ton chemin, ne le demande pas à celui qui le connaît déjà », je rajouterai cette maxime de Lao Tseu comme alternative à la rupture « avance lentement mais ne t’arrêtes jamais ». Une recommandation à méditer dans un monde épris de vitesse et pris par la vitesse.

Ce changement, cette évolution, ce mouvement dans la continuité, nous en avions l’intuition en proposant AMC Architecture Mouvement Continuité, déjà, nous savions que ce qui conduirait à la cuisine moléculaire même si elle suscite aujourd’hui un grand engouement n’aurait qu’un très court temps à vivre. Elle laisse quelques traces, juste une traînée d’azote mais c’est tout… où une réflexion à retardement d’Edgar Morin qui nous explique que les « molécules, c’est la vie »… et celle de Thierry Marx… « On arrive aujourd’hui à piéger un peu toutes les saveurs et à les réassembler ». L’on s’amuse après à changer la forme. Ici, plus qu’ailleurs, on peut s’interroger sur le sens !… déstructurer le citron, attention, après les montres molles de Dali, l’architecture pourrait si nous n’y prenons pas garde nous réserver quelques surprises ! Une architecture à l’état gazeux pour reprendre le titre d’Yves Michau. « L’art à l’état gazeux ». Ce serait tout simplement une architecture « sans culture », explosive… !

Je pense que l’architecture est un projet, une vision de la société et que chaque projet est une prise de risque, alors, l’idéologie devient une facilité et une sécurité sur laquelle on s’appuie jusqu’au jour où sans crier gare, elle se dérobe. A cette attitude qu’Edouard Glissant définit de « continentale », je pense intéressant lorsque l’on peut s’appuyer sur un socle culturel, d’emprunter la voie différente qu’il appelle « archipélique », celle « d’une pensée non systémique, intuitive, explorant l’imprévu de la totalité du monde », elle n’est possible que si elle se développe sur un socle, si l’architecture sait se construire une « identité ».

Il s’agit d’une autre forme de pensée plus intuitive, plus fragile, menacée mais accordée au chaos du monde et à ses imprévus, ses développements, nourrie par les conquêtes des sciences humaines et sociales mais dérivée dans l’imaginaire du monde.

Une invitation à se lancer à la conquête d’un autre paysage, d’une autre beauté riche de son histoire… et de son ouverture d’avenir.

Dès le premier éditorial d’AMC, j’avais l’intuition qu’il en serait ainsi.

Gérard Richter nous dit…  « Je me considère comme l’héritier d’une immense fantastique et féconde culture de la peinture que nous avons perdue, mais dont nous sommes redevables ».

Il en est de l’architecture comme de la peinture, l’héritage perdu, il n’y a plus rien à transmettre, il faut retrouver la conscience de cette culture, j’irai jusqu’à dire avec laquelle il est urgent de renouer, faute de quoi, nous serons ballotés au gré des flots comme une petite embarcation qui n’a plus de cap… Transmettre l’architecture, c’est aussi donner  tout son sens  au charisme d’abord, à la connaissance ensuite… « Par la Grâce de sa passion, transmettre la magie, la beauté et la poésie… » nous dit Cédric dit VILLENI, on l’a trop vite oublié.

Si la culture est le socle de l’architecture, il reste à affronter un paradoxe, celui de la transmission, qui est jalonnée de ruptures. La rupture est une des dimensions de la culture, elle en est une partie intégrante.

L’idée d’œuvre autonome et de la création radicale sont des obstacles à une évolution démocratique de l’architecture porteuse d’un sens commun, d’une architecture qui rend compte de son temps.

Ici, la transmission n’est plus une recette mais une démarche qui intègre culture et rupture, de quoi enchanter la ville au quotidien par l’architecture.

En créant avec Jean Pierre Epron, Philippe Boudon, Bernard Hamburger, AMC, je voulais que la dialectique entre la transmission et la rupture soit la règle… débat ininterrompu avec Stanislas Fiszer, compagnon de route.

Je n’ai pas cité Michel Conan dont on sait moins ce que je lui dois. J’ai enseigné pendant de longues années à ses côtés et un jour, il est partit à Philadelphie après une simple conversation sur le palier d’un escalier.

Il est des ruptures inattendues, Bernard Hamburger nous a quittés trop tôt. Michel est allé vers d’autres horizons.

« Michel,

J’ai bien peu de nouvelles de toi depuis ton départ. Plus de 15 années se sont écoulées depuis notre dernière rencontre. Je n’ai jamais eu l’occasion de te dire ma reconnaissance, je sais tout ce que je te dois. De l’ouverture à l’écriture, à la réflexion sur l’architecture qui est aujourd’hui encore nourrie par nos discussions, je reste attentif aux idées et aux démarches que nous avons empruntées ensemble et auxquelles tu m’as initié.

Ma vie aura été une succession de grandes ruptures, du départ du Maroc  à mes séparations successives, rien ne s’est jamais fait sans violence. Avec le temps, je mesure à quel point ton départ a sonné comme un divorce.

J’écris ce mot de la biennale de Venise, cette ville qui n’est décidemment pas un arbre.

Je voulais juste te dire merci, t’assurer de mon estime et d’une amitié intacte. »