Aujourd’hui pour demain, notre objectif supérieur commun est clairement de rechercher comment préparer le cadre et les conditions de la vie de nos concitoyens des temps prochains. Or n’ayant pas voulu raisonner nos villes autrement que par agrégations successives et sélectives à l’existant pendant des décennies, on n’a conçu quasiment que des banlieues et des territoires en anémie croissante autour des villes qui se développaient. Anémie de ce qui fait la vie d’un peuple en progrès, la formation à ce qui émerge, la solidarité entre les âges et les savoirs, l’emploi assorti à la qualification et la spécialisation des soins qui entraîne des changements implacables à leur répartition. Ce n’est pourtant pas par défaut que des gens comme nous aient averti les élus locaux. On a négligé de plus en plus les secteurs du territoire qui ,bien que déclinants, donnaient l’impression de trouver leur utilité par le fait qu’ils restaient financièrement accessibles aux budgets moyens même sans assurer l’emploi , l’éducation et l’avenir des enfants qui partaient ailleurs ! Ce n’est pourtant pas par défaut que des gens comme nous aient averti les élus locaux.
Aujourd’hui, enfin cela se voit à l’œil nu : Sans trop le savoir, peut-être, le mouvement des ‘gilets jaunes’ ne dit pas autre chose et leur incompréhension est amplifiée par l’absence d’alternatives. Il faut donc se décider aujourd’hui à innover. La part de cette innovation qui nous revient, ne peut plus se satisfaire des simplismes d’un urbanisme réglementaire essentiellement foncier, formaliste et fonctionnel, établi le plus souvent à l’échelle territoriale stricte des communes depuis la dramatique décentralisation sans précaution du développement et de l’urbanisme aux élus de quelques communes que ce soit : les fameuses 36.000 ! Capables ou non -compétentes surement pas- de manipuler stratégiquement les grands changements d’économie et de technologies dorénavant mondialisées et les immenses changements internes dans les aspirations de vie et les comportements des individus qui influençaient pourtant déja brutalement l’Aménagement du Territoire. Aujourd’hui, pour le bien du plus grand nombre de nos concitoyens, nous devons nous employer à prendre les choses comme elles sont devenues : Nous avons la chance d’avoir laissé se développer en France 13 ou 14 métropoles .Sans vraiment le vouloir, mais souvenons-nous quand même de la Politique des métropoles d’équilibre. C’est en organisant leur influence et leur rayonnement sur les territoires et les populations qui entourent chacune qu’il faut permettre à la population française d’acquérir l’agilité nécessaire pour participer au progrès et en tirer profit. Pas en refaisant croire à chaque commune qu’elle va pouvoir satisfaire les besoins de ses habitants !
Tout notre sujet doit être centré sur la nécessité et/ou le souhait de faire repartir collectivement nos travaux à tous sur le projet d’organiser sur le sol dans toute la France, la perspective renouvelée d’un art de vivre en commun, conçu partiellement au moins à une bien plus grande échelle que celle pratiquée aujourd’hui par les institutions locales mais conçu avec elles et leurs populations, varié dans sa forme et dans ses statuts de propriété ou d’occupation, mais ayant comme dénominateurs explicites la présence de l’emploi, les valeurs de la culture et de la nature et les contradictions du présent. Pour y réussir avec les moyens qu’on a, il nous faut intégrer pêle-mêle le fait que la concentration urbaine à des sens positifs qu’on comprend à nouveau aujourd’hui mais qui n’exigent pourtant pas de vivre les uns sur les autres, ainsi que tous les autres attendus dont la société française a soif : la mixité sociale impérative, la convivialité, l’offre d’espace et l’offre de logement où et par qui ils sont attendus, et corrélativement, l’identité des personnes et leurs synergies dans un même lieu de solidarités et de péréquations, l’ordre social, la performance économique des lieux et des milieux qui aimante les plus ambitieux et les nécessiteux, et enfin, last but not least, l’environnement dont les rythmes d’encaissement sont incompatibles avec ceux de l’incroyable explosion démographique du monde et la frugalité qu’elle imposera en corollaire.
Tout notre sujet d’aujourd’hui pour demain passe par cet énorme effort collectif d’intelligence que nous devons faire, parce qu’il s’agit surtout de savoir envisager de CHANGER NOS MOEURS . Nos mœurs, et donc, nos Institutions sur les territoires imbriqués qu’elles devront gouverner. Engager dans toutes nos décisions, la pratique démocratique préalable et plus à postériori avec les populations, et redistribuer l’imbrication de nos savoirs professionnels pour établir des professions mieux adaptées aux services qu’elles doivent rendre depuis que tout a changé dans la distribution des rôles et des pouvoirs consécutive à la mondialisation de tout ce qui compte et à la 5G pour que chacun ait accès apparemment à tout !
J’emploie le terme de « mœurs » à dessein, au sens du fameux « Rapport Boissonnat » du Commissariat Général au Plan qui mentionnait déjà en 1995 en substance, que « à vouloir suivre le monde et la mondialisation sans changer nos mœurs, la société française s’épuise ! pour poursuivre « … Elle ne parvient pas à organiser la (ré-)conciliation entre l’économique et le social ( et j’ajouterais : entre l’individuel et le commun) … Et La Politique est toujours sur la défensive. »
Or La Ville, au sens des différents contenus dont dépend la qualité de la vie des citoyens où qu’ils habitent, conditionne dorénavant La Civilisation tout entière, en France comme ailleurs quasi-partout dès maintenant. Chacun doit profiter à sa manière de l’élan de civilisation qui s’y intensifie. Sinon l’explosion sociale et les fragilités idéologiques ou religieuses en seront décuplées en rien de temps ; il n’y a que la République de Chine qui s’autorise encore aujourd’hui à avoir deux citoyennetés différentes pour les 450 millions qu’elle déclare « urbains » et les 850 autres millions de sa population.
Dans la question urbaine il s’agit de faire vivre chacun-ensemble (c’est-à-dire de co-habiter avec les autres tout en restant de plus en plus lui-même) et de faire progresser tous, au sens de l’élévation des références intellectuelles et des productions de toute la Nation, partout et « à sa main ». La meilleure manière de le faire est de respecter pour l’urbanisme et l’architecture au moins, les exigences du « temps démocratique » (pour reprendre la formule de Paul Chemetov dans son dernier livre) dans lequel nous sommes parvenus maintenant. Après mon expérience de milliers de réunions publiques dans les communes et les quartiers, ce « temps démocratique » devrait se décliner à la fois par l’accès à la contribution du plus grand nombre des citoyens très tôt dans la formulation des analyses et le choix des options d’avenir, et par la préparation spécifique et l’augmentation du nombre et des qualités de professionnels impliqués . Qu’on ne nous dise pas que cela prendra un temps et des coûts énormes dont on ne dispose pas. Cela remplacera la partie des milliers et milliers d’heures d’arguments et de solutions englouties sans témoins dans les équipes des concours, en secret soit disant pour le respect de la concurrence entre elles ! Quant à l’arbitrage final des projets et des actions vers l’avenir, ils auraient été aussi bien préparés par le renouveau de processus collectifs riches et pédagogiques (qualifiées à tort de «participation» dans nos mœurs actuelles où les élus ont peur des réactions de leur population dès le lendemain du jour où ils ont été élus). Ils ne devraient plus continuer à pouvoir être délégués de fait en fin de processus comme aujourd’hui, à l’interprétation et aux rebondissements sans délai de procédures judiciaires en excès. C’est d’ailleurs cet épouvantail qui fait partir souvent la conception de l’avenir à l’envers et qui entraînent souvent aujourd’hui la tromperie et la dissimulation au lieu de l’œuvre négociée en commun pour éviter son abandon par explosion des délais.
C’est en ce sens qu’avec Jean Boissonnat je parle de changer nos mœurs.
De quelles moeurs s’agit-il ? Deux exemples qui nous concernent au premier chef :
Premier exemple : La Nation française ne doit pas poursuivre dans l’esprit de cette Loi Deferre de 1982 qui, sous prétexte de « décentralisation », a eu pour conséquence de concentrer l’envergure de l’action stratégique des citoyens au seul territoire de « leur commune » quelle qu’elle soit, où qu’elle soit ! Idem, pour l’Etat français qui a cru que puisqu’il y avait les Communes et leur vie locale, il n’avait plus à s’occuper des 20 à 30 millions d’habitants qui habitent dans ces lieux de France où l’avenir ne s’assure pas tout seul. Or, nous avons maintenant globalement sous les yeux les critères à requérir pour adapter notre société aux contextes d’avenir de la première moitié de notre siècle : les synergies européennes à exploiter, la nécessité absolue d’augmenter la préparation de chaque enfant par des formations de plus en plus spécifiques, les concentrations immenses des valeurs ajoutées économiques qui se combinent dorénavant avec l’atmosphère culturelle et la dynamique des lieux, sans compter la plus grande volatilité des configurations familiales et les exigences du progrès médical !
Raisonnant comme cela, il n’y a aucune raison de ne pas redéfinir autrement les territoires de démocratie et d’identité. Définir pour longtemps des territoires assez correlés et imbriqués ou diversifiés où les forces humaines et les valeurs naturelles et économiques présentes, pourraient déterminer leur avenir commun, à l’échelle des enjeux de progrès individuels et de réussite collective ; au lieu de ces milliers de tentatives épuisantes d’alliances entre communes, même au sein des plus grandes villes, qui ne parviennent pas au niveau stratégique parce qu’elles sont fondées sur l’intérêt communal ! Compliqué à faire ? Bien sûr un peu ; mais nous avons la chance d’avoir « laissé s’installer quasi subrepticement » au cours des 60 dernières années, treize ou quatorze véritables Métropoles en France qui semblent toutes avoir trouvé leur place. Appuyons nous dorénavant clairement sur cette structure, rendons là peut-être assez institutionnelle, puisqu’il le faut. En s’appuyant sur chacune de ces Métropoles, Paris y compris, construisons nos Communes de demain en leur assignant l’imagination de réinventer entre elles et les anciennes communes, leur complémentarité avec les populations nombreuses qui sont là, pas obligatoirement regroupées dans la grande ville-centre de la Métropole et ses anciennes banlieues, mais, au contraire souvent bien loin, là où les gens se sont identifiés et habitent, et avec des activités et des richesses naturelles à mettre en valeur à la même échelle de l’intérêt de tous.
Second exemple : Redistribuer les périmètres professionnels pour accélérer rapidement les solutions aux questions de plus en plus béantes aujourd’hui : le manque de millions de logements là où les gens en ont besoin, les multiples dimensions urbaines du réchauffement climatique, la régénération de la contribution des citoyens aux enjeux stratégiques (évoquée dans l’exemple précédent) . En effet, le désir d’une société plus humaine, plus sobre et plus «conversationnelle», en face de systèmes internationaux exclusivement arbitrés par la rationalité technique et l’efficacité économique qui la bouscule, s’exprime plus nettement de jour en jour. Pour y répondre il faut désormais encore plus croiser nos savoirs et nos expériences entre métiers et disciplines, dans une nouvelle étape après ce que nous avons déjà su faire avec les sciences et techniques dès le début du siècle dernier. Il faut ré-orchestrer le cumul de savoirs et certainement changer les limites de compétence et de responsabilité. Développer de vastes champs communs (ce qui renforce ipso-facto la pertinence des spécialités) au lieu des « chasse-gardées » qui ne garantissent pas les nouvelles attentes de nos concitoyens. Ré-ensemencer le besoin de rechercher à plusieurs des solutions aux échelles actuelles de temps, d’espace et de quantité de personnes en jeu . C’est notamment vrai pour l’Architecture, arc-boutée sur l’objet – qu’il faut certes avoir l’art de concevoir et de réaliser- mais dans la civilisation urbaine désormais généralisée, deux choses au moins ont radicalement changé qui impactent la compréhension, le périmètre et la pratique de l’architecture et justifient un changement d’approche professionnelle: La prise en considération de l’individu est devenue quasiment sociale d’abord et nécessite donc d’ajouter beaucoup d’autres savoirs disciplinaires à ceux de l’art des espaces et des harmonies, aux normes et aux proportions, et à la qualité technique des constructions. L’ordre urbain, les cycles des milieux naturels, les besoins éphémères ou les structures éphémères, la mobilité des personnes, comptent désormais tout autant que la constitution du patrimoine. Ainsi, l’architecture ne peut plus être laissée confinée à une simple « valeur-ajoutée » ou à la vibration des jurys, ou être laissée sanctionnée « à la fin », même par un confrère ; l’objet architectural lui-même doit être traité, conçu, avec ces éléments, ces méthodes de collaboration et ces matières de conception et de gestion qui comptent aujourd’hui … . Super-intéressant. Au boulot !
Sachons nous employer à réfléchir en commun avec d’autres puis à changer nos mœurs à chacune des limites de leurs voisinages, et nous cesserons de nous épuiser à s’empêcher de changer au lieu de s’appuyer sur ces nouvelles performances professionnelles pour en justifier le financement. Alors que c’est intéressant et utile.
Charles LAMBERT
Membre de l’Académie d’d’Architecture
Membre d’honneur du Royal Town Planning Institue de Grande Bretagne, de l’Organisation mondiale des urbanistes ISOCARP et de la Société Française des Urbanistes, Grand Prix européen de l’Urbanisme 1991