Réception à l’Académie d’Architecture

Jeudi 10 décembre 2015

Mesdames, Messieurs,

Je voudrais tout d’abord commencer par remercier les membres de l’Académie d’Architecture de m’accepter en leur sein comme membre associé. Je suis très sensible à l’honneur qui m’est fait et je me réjouis d’entrer dans une compagnie à laquelle appartiennent tant de personnalités remarquables.

J’ai conscience qu’à travers moi, c’est l’importance de la recherche dans le champ de l’architecture qui se voit encore une fois reconnue par l’Académie — encore une fois car je ne suis pas le premier chercheur à rejoindre cette prestigieuse compagnie. Aussi est-ce de recherche que voudrais vous entretenir brièvement ce soir.

La recherche et sa place dans la formation et la profession d’architecte constitue aujourd’hui encore un sujet sensible. Deux positions extrêmes se font face depuis longtemps. D’un côté tous ceux qui questionnent l’intérêt d’une recherche qui serait distincte de l’exercice professionnel. Après tout, un projet développé avec créativité et rigueur ne constituerait-il pas la meilleure forme de recherche en architecture ? De l’autre, les tenants d’un modèle universitaire fondé sur une nette distinction entre pratique du projet et recherche en architecture.

Au cours des dernières années, cette tension qu’on avait pu croire un moment en voie d’apaisement s’est trouvée réactualisée par une série de mesures concernant l’enseignement de l’architecture, comme la nécessité de passer un doctorat pour accéder à certains postes de maître assistant et de professeur, ou encore l’obligation faite aux jurys de diplôme de comporter au moins un titulaire de l’habilitation à diriger les recherches. Si ces mesures ont fait grincer les dents des professionnels inquiets de se voir potentiellement marginalisés dans les écoles d’architecture, le développement récent de thèses de doctorat et d’habilitations fondées sur la validation des acquis de l’expérience — une expérience le plus souvent professionnelle — a inquiété à son tour les tenants du modèle universitaire.

Ce débat n’est pas spécifique à la France, même s’il est sans doute plus âpre chez nous que dans d’autres pays. Un peu partout dans le monde, il rejoint la question de la possibilité d’un doctorat par le projet. Certains l’appellent de leurs vœux ; d’autres en repoussent jusqu’au principe. Il en existe des exemples, mais ils ne font pas l’unanimité. Le doctorat par le projet doit-il être simplement une sorte de super diplôme, un projet particulièrement ambitieux à la façon de ces chefs-d’œuvre qui conditionnaient autrefois la réception dans certaines compagnies professionnelles ? Doit-on le concevoir plutôt comme un argument, une thèse au sens le plus général du terme qui serait abordée en faisant appel à des méthodes, graphiques en particulier, empruntées à la pratique de l’architecture ?

Plutôt que de chercher à trancher cet ensemble de questions, je voudrais vous proposer d’en déplacer quelque peu les termes ce soir, en m’interrogeant sur le type de visée qu’une recherche en architecture est susceptible de s’assigner. Car tout le monde sera d’accord, je l’espère, pour reconnaître que l’architecture, aussi matérielles que soient ses réalisations, entretient un rapport privilégié avec la connaissance. Depuis Vitruve, l’architecture s’est constamment définie au contact d’un vaste ensemble de savoirs, mathématiques, philosophie, mécanique, sciences humaines, pour n’en mentionner que quelques uns. Elle en a retiré l’image d’un art plus intellectuel que d’autres, même si elle possède simultanément un caractère beaucoup plus utilitaire.

Je voudrais distinguer entre une recherche sur l’architecture et une recherche au travers de l’architecture. Une telle distinction se révèle d’une autre nature que la ligne de front que j’ai évoquée précédemment. Elle lui est souvent perpendiculaire et permet de dessiner d’autres perspectives que celle qui verrait professionnels et tenants d’une recherche purement académique s’affronter inlassablement.

Commençons par la recherche sur l’architecture. Comme son nom l’indique, elle se propose de contribuer à une meilleure connaissance du contenu de la discipline. Cette recherche ne prétend pas en priorité jeter un jour nouveau sur les problèmes qui agitent le monde, mais plus modestement contribuer à une meilleure compréhension des fondements disciplinaires de l’architecture, des facteurs qui déterminent son évolution et des perspectives qu’elle est susceptible de s’assigner à l’avenir. L’histoire de l’architecture telle que l’envisage Viollet-le-Duc dans son Dictionnaire historique ou dans les Entretiens sur l’architecture relève de ce type de démarche qu’on pourrait qualifier d' »internaliste » dans la mesure où elle prétend se situer à l’intérieur de la discipline. Aujourd’hui encore, de nombreuses historiens de l’architecture adoptent implicitement ou explicitement cette position. Tel est par exemple le cas de Kenneth Frampton aux Etats-Unis qui n’est pas vraiment un historien au sens général du terme mais bien un historien de l’architecture écrivant à l’intérieur de la discipline à l’intention d’un public essentiellement composé d’étudiants en architecture et d’architectes.

Cette approche ne se limite bien sûr pas seulement à l’histoire. Ce qu’il est convenu d’appeler la « théorie » dans les pays anglo-saxons relève ordinairement de la recherche sur l’architecture. De multiples travaux concernant l’usage des outils numériques dans le champ de l’architecture, de l’algorithmique à la conception paramétrique, possèdent également un fort caractère internaliste. Patrik Schumacher, le principal partenaire de Zaha Hadid et le pape autoproclamé de la conception paramétrique se montre tout à fait explicite sur ce point.

Cependant, la recherche sur l’architecture n’est pas la seule possible. Car on peut aussi s’intéresser à la discipline et à ses productions afin d’en savoir un peu plus sur des questions qui lui sont extérieures. C’est ce que j’ai choisi d’appeler la recherche au travers de l’architecture, et c’est plutôt à ce type de recherche que se rattachent la plupart des mes travaux. C’est pour cette raison que leur cadre déborde d’ailleurs assez largement de l’architecture, puisque j’ai travaillé sur l’histoire de l’ingénierie, sur celle des utopies, sur l’histoire de la construction et sur celle de l’aménagement du territoire. Mes travaux les plus récents sur les relations entre culture numérique, ville et architecture ont aussi pour ambition de contribuer à une meilleure compréhension d’une transformation qui va bien au-delà des mutations que connaît la discipline architecturale.

Pour quiconque adopte ce dernier positionnement, la question qui surgit aussitôt consiste à savoir ce qu’on peut connaître au travers de l’architecture qui rend un tel passage utile, voire nécessaire ? Dans la suite de mon propos, j’envisagerai cette dernière non pas seulement comme une collection d’objets — objets dont s’occupent ordinairement les historiens de l’art — mais aussi comme une dynamique de production, ou mieux une certaine disposition à produire. Il me semble du même coup souhaitable de suspendre les réticences dont la notion de recherche par le projet fait l’objet. Car on peut apprendre beaucoup en cherchant à analyser les principes et les outils auxquels fait appel le projet.

Que peut-on connaître au travers de l’architecture ? Un ensemble de réponses surgit aussitôt à l’esprit. L’architecture fournit de multiples indications sur les usages, les techniques, sur l’économie, les institutions, sur la sensibilité esthétique et les conceptions philosophiques d’une époque. On comprend du même coup qu’elle soit susceptible d’intéresser les anthropologues, les sociologues, les ingénieurs, les économistes, les juristes, les politistes, les historiens de l’art et jusqu’à certains philosophes. Mais n’y-a-t-il pas bien d’autres façons d’accéder à ce type de connaissance ?

L’étude attentive de la conception architecturale, qu’elle s’effectue ou non en mobilisant des outils de projet, permet de mieux comprendre quant à elle certains des mécanismes de la création. Mais où se situe là encore la spécificité de l’architecture par rapport à tous les autres domaines où l’on conçoit et où l’on réalise des projets ?

Il est bien sûr possible de se contenter de tous ces savoirs que l’on pourrait acquérir par d’autres médiations que l’architecture, artistiques, techniques ou philosophiques. Mais on comprendrait mal dans ce cas que la recherche au travers de l’architecture ne finisse pas tôt ou tard par se tourner dans d’autres directions, vers d’autres objets. Reformulons du même coup la question en la renforçant : que peut-on connaître uniquement au travers de l’architecture ? Pourquoi s’intéresser à cette discipline qui nécessite un important travail d’apprentissage ? Car on n’aborde pas l’architecture aussi facilement que la peinture ou la sculpture. Quant à ses enseignements, ils ne s’imposent pas avec la même évidence que ceux de l’économie ou de la politique.

A ce stade, il convient d’invoquer la nature très particulière de l’expérience de la matière et de l’espace qu’autorise le projet d’architecture. Deux dimensions rendent ce rapport unique. La première tient à la lutte entre opiniâtreté des choses matérielles et pensée organisatrice dont l’architecture toute entière porte la marque. La seconde réside dans un rapport au corps qui fonde l’échelle des phénomènes architecturaux, ainsi que le rappellent avec insistance des théoriciens marqués par l’héritage de la phénoménologie comme l’architecte finlandais JuhaniPallasmaa. Contrairement à ces derniers, je pense toutefois que ce rapport au corps se révèle plus riche et flexible que ce qu’en a retenu une certaine tradition architecturale. Il reste que l’architecture opère toujours simultanément sur le monde qu’elle ordonne et sur un sujet qu’elle contribue à révéler à lui-même par l’intermédiaire de sensations et d’émotions. Une autre façon de dire cela serait d’affirmer que l’architecture apparaît à la fois comme ordonnancement de la matière et de l’espace et comme construction du sujet sur un mode différent et complémentaire d’autres champs du savoir et de la pratique.

En revenant à l’opiniâtreté des choses, l’architecture tente de se situer sur la crête où ces dernières, convenablement ordonnancées, seraient sur le point de parler. C’est au travers de ce désir de s’exprimer qu’elle se distingue du simple art de bâtir. Mais l’architecture ne doit pas parler ; elle abdiquerait son originalité essentielle en se transformant en discours. Elle permet en réalité d’explorer inlassablement les limites du langage lorsqu’il rencontre le monde et tente, toujours en vain, de s’en rendre maître. L’architecture participe de ce projet de maîtrise, en même temps qu’elle en dénonce inlassablement les limites. Là réside sans doute sa force corrosive, sa puissance critique, voilée par l’apparente soumission des édifices aux lois et aux règlements édictés par les hommes au moyen du langage.

Dans un livre pénétrant consacré au statut du projet dans la pensée de la Renaissance, le philosophe Pierre Caye attribue aux humanistes italiens, en particulier à Daniele Barbaro, traducteur de Vitruve et protecteur d’Andrea Palladio, une interprétation de l’architecture comme une façon de protéger l’homme de deux abîmes l’un et l’autre infinis et inhumains : la nature et les dieux, l’immanence d’un côté, la transcendance absolue de l’autre. Ce qu’enseigne peut-être ultimement l’architecture, envisagée comme une disposition à produire, c’est la façon dont l’homme s’établit et se construit lui-même en aménageant un cadre à sa mesure, en créant une arène entre la nature et les dieux où ses actions acquièrent tout d’un coup une signification.

Il ne faut pas réduire cette quête à un problème d’urbanisme ou à des questions d’enveloppe et de structure. Car l’ornement, ainsi que je l’ai montré dans un de mes derniers livres, a longtemps participé de cette recherche. Peut-être tente-t-il aujourd’hui, sous sa forme contemporaine indissociable des développements les plus récents du numérique, de renouer avec cette quête La question fondamentale du projet, c’est celle du sens, un sens qui préexiste au langage et qui réside dans la manière de disposer un espace pour qu’il devienne véritablement habitable.

Si l’on adopte cette perspective, les tensions dont j’étais parti perdent une bonne partie de leur acuité. Il faut sans doute continuer à différencier recherche académique et exercice professionnel. Connaître et faire ne se recouvrent qu’en partie et il est souhaitable que ces deux visées demeurent distinctes l’une de l’autre. Mais il est intéressant de pointer l’existence de multiples passerelles entre les deux, à commencer par la possibilité d’une recherche mobilisant certains outils du projet afin de comprendre suivant quelles modalités on rend le monde habitable.

Plus important, à mes yeux, la recherche sur l’architecture n’est pas la recherche au travers de l’architecture. Mais la première ne peut éluder complètement certaines interrogations générales que soulève l’architecture : qu’est-ce qu’habiter, par exemple. Quant à la seconde, il lui faut bien à un moment ou à un autre se demander ce qu’est l’architecture. Je n’ai pas fait exception à cette dernière règle ce soir.

Se demander ce qu’est l’architecture, c’est aussi se demander qui nous sommes. En rendant le monde habitable, l’architecture contribue à faire de nous des hommes et des femmes. Qu’il me soit permis à ce propos de terminer par une citation du philosophe François Dagognet.

« Le monde des objets, qui est immense, est finalement plus révélateur de l’esprit que l’esprit lui-même. Pour savoir ce que nous sommes, ce n’est pas forcément en nous qu’il faut regarder. Les philosophes, au cours de l’histoire, sont demeurés trop exclusivement tournés vers la subjectivité, sans comprendre que c’est au contraire dans les choses que l’esprit se donne le mieux à voir. Il faut donc opérer une véritable révolution, en s’apercevant que c’est du côté des objets que se trouve l’esprit, bien plus que du côté du sujet. »

Antoine Picon