Hommage à Anthony BECHU
par Gilles Bouchez
 
 
 
Chers membres de l’Académie d’architecture qui me faites l’honneur de me recevoir aujourd’hui,
Chers confrères et amis,
Mesdames et Messieurs,
 
Je tiens tout d’abord à saluer les proches d’Anthony Béchu, sa famille, ses amis et très particulièrement son fils Anthony Emmanuel qui m’a laissé avoir accès aux archives de son père et à nombre de documents photographiques qui viendront illustrer mon propos.
 
Anthony Béchu, dans une lettre à sa famille lors de son incarcération par la Gestapo au printemps 44 a dit« Me sentir libre, voir le ciel, ne plus voir les barreaux ni les murs, c’est beaucoup… ».
 
Il me semble que cette phrase est emblématique de ce à quoi Anthony Béchu a aspiré sa vie durant. Emblématique, elle l’est à plusieurs titres. Par le contexte dans laquelle elle a été écrite d’abord : l’occupation, la résistance, les geôles de la Gestapo ; cette période sera déterminante pour le reste de ses jours. Emblématique par son contenu aussi, car à l’isolement et à l’obscurité de l’enfermement, il va opposer son aspiration à la liberté, à la lumière, à la beauté simple et pure…
 
Rendre hommage à Anthony Béchu c’est rendre hommage à l’engagement dans ce qu’il a de plus noble au regard de principes aussi fondamentaux que ceux de liberté et de fraternité ;
c’est également rendre hommage à la fidélité à cet engagement, fidélité d’une grande cohérence puisqu’elle s’exprime de façon indissociable à la fois dans sa vie et dans son œuvre.
 
Anthony Lucien Gaston Béchu est né le 20 décembre 1921 à Paris, dans une famille de constructeurs inventeurs. Ainsi, sonpère avait-il mis au point, entre autres, pendant la guerre de 14-18, des montgolfières destinées à la lutte contre les « Zeppelins ».
Anthony Lucien conservera toujours ce capital d’imaginaire et de créativité.
 
Jusqu’en 1939, il fait ses études secondaires et entre en Maths-sup Maths-spé. En 1940, il intègre l’école spéciales des travaux publics dont il sortira diplômé ingénieur ETP en 1943. Il y suivra les cours d’un ami de son père, Lefèvre, architecte du Louvre où il travaillera 2 ans avant d’entrer au service de l’entreprise Batignolles, pour laquelle travaille son père.
Cette entreprise va jouer un rôle très important dans sa vie en l’envoyant à Nantes pour bâtir, pour les Allemands, la base de sous-marins de St Nazaire.
 
En effet, il est, hélas, dans l’histoire des pays et des peuples des périodes d’une noirceur absolue. Anthony Béchu a vécu l’une d’elle, ce fut celle de la seconde guerre mondiale et de l’Occupation. Nous ne savons pas, finalement, quelle attitude serait la nôtre si nous étions précipités de façon brutale et directe à une période telle que celle-là. Chacun d’entre nous a certainement dû se poser la question un jour et, en général, il nous plait de penser – avec le recul ou alors dans des projections hypothétiques – qu’en l’occurrence nous opterions pour la Résistance ; mais, nous ne pouvons pas savoir tant que nous n’y sommes pas véritablement confrontés. Ce sont des périodes qui révèlent chez certains individu le pire, chez d’autres le meilleur.
 
Anthony Béchu a été directement confronté à cela et il été exemplaire.
 
 J’insiste sur cet aspect si révélateur de ce qu’il fut.
Ce qui m’a frappé chez lui et que j’ai aussi pu vérifier à plusieurs reprises, auprès de certaines personnes ayant résisté, notamment mon propre père Pierre Bouchez, mais aussi à travers les témoignages de Lucie et Raymond Aubrac, de Vernant ou de Ravanel, c’est l’évidence de l’engagement.
 
Nous sommes, tout au long de notre vie, confronté à des choix. Mais j’ai le sentiment qu’à cette époque là, pour ces personnes là, il n’y avait pas d’autre choix que celui de la Résistance.
 
Jean-Pierre Vernant en a parlé admirablement, expliquant qu’il eut été inconcevable d’agir autrement, que résister était la seule voie possible. Ecoutez, écoutez donc les mots, si forts dans leur simplicité : « Pétain ne suscitait pas seulement en moi une réaction à ce qu’il y a de plus noir et de plus haïssable, mais symbolisait le crétinisme, la bêtise grotesque. J’étais là et il y avait contre lui toute ma jeunesse, mes copains, les filles que j’avais connues, les chansons, (…), les vacances, les auberges de la jeunesse, toute cette joie de vivre dans l’amitié, dans un monde de liberté et d’espoir ».
 
Cette évidence, nous la retrouvons dans l’engagement d’Anthony Béchu. Il n’est que de lire le témoignage qu’il fait de ces années pour constater qu’il s’engagea de façon toute naturelle. La seule façon de continuer de vivre selon des principes d’Humanité et de Liberté, c’était de résister. La Résistance comme une nécessité absolue.
 
Cela va commencer alors que, comme je l’ai indiqué précédemment, tout jeune diplômé ingénieur ETP, Anthony Béchu est recruté par l’entreprise des Batignolles, et que – par refus d’intégrer le STO – il accepte d’être envoyé en poste à Nantes où il arrive à l’été 1942. Dès ce moment, à travers deux de ses collègues, Bequé et Belin, il se met en contact avec la Résistance. Début 44, lors d’une réunion de travail dans un restaurant dont ils avaient fait leur quartier général, Anthony Béchu, Béqué, Belin ainsi que la patronne de l’établissement sont arrêtés par la Gestapo. Mis à l’isolement ainsi que ses compagnons, Anthony Béchu communique avec eux en morse par la tuyauterie.
 
Bequé et Belin– qui étaient activement recherchés par la Gestapo – seront déportés.
Ils seront d’abord internés dans un camp de transit à Compiègnes où Anthony Béchu parviendra à faire parvenir aux prisonniers du camp des denrées alimentaires provenant de la société Lefêvre-Utile, les célèbres « petit beurre » LU, dont le patron était le propre cousin de Béqué. Ils seront ensuite envoyés dans le camp de concentration de Neuengamme près de Hambourg d’où Belin parviendra à sortir vivant, alors que Béqué et Claude Lerude (qu’Anthony Béchu connaissait depuis longtemps) y périront trois jours avant la libération du camp.
 
Anthony Béchu, lui, a eu la chance de ne pas être déporté. Il est libéré par la Gestapo deux mois et demi après son arrestation. Cet épisode sera cité lorsqu’en novembre 45 lui sera attribuée la Croix de guerre 1939 avec étoile d’argent avec la citation suivante :« Après avoir été torturé et relâché le 1er mai faute de preuves. A repris son travail avec courage jusqu’à la Libération de la région ». Effectivement, loin de renoncer à combattre, il va s’engager de façon de plus en plus active dans le mouvement de Résistance.
 
En contact avec Jean Pothion, interprète de l’entreprise des Batignolles et résistant de la première heure auquel il communiquait des renseignements sur la base sous-marine de Saint Nazaire, il va intégrer le réseau F2, l’un des principaux réseaux de renseignement.
 
Anthony Béchu, je le rappelle, était en poste à Nantes. L’entreprise des Batignolles y fabriquait pour les allemands des locomotives, des rails, des ponts et toute l’infrastructure y afférant. Chargé du percement de tunnels devant servir à protéger des appareils très sophistiqués nécessaires aux sous-marins allemands, Anthony Béchu se trouvait dans une position lui permettant d’apporter aux alliés des renseignements de première importance. Libéré par la Gestapo, il obtient une affectation à Brest où il rejoint Jean Pothion et est employé à la construction de sous-terrains et de blockhaus. S’y livrant à des opérations de sabotage, il utilise comme liant du sable de mer dont le sel fabriquera du salpêtre qui entravera l’utilisation de ces sites par les Allemands. Dans le même temps, il fait du renseignement pour les alliés sur les positions allemandes et leurs infrastructures, puisque le réseau F2 possédait un poste émetteur ; mais aussi en tant qu’agent de liaison, profitant du fait qu’il était un des rares à posséder un laissez-passez officiel.
 
« Tout ce chemin parcouru à bicyclette ! » dit Anthony Béchu dans l’un de ses témoignages, et quelle émotion lorsqu’il évoque, je le cite « l’un des pires souvenirs de ma vie, remonte à la veille du débarquement alors que je me trouvais en Bretagne. Nous ne le savions pas encore, mais les alliés allaient débarquer dans les deux jours qui suivirent mon arrivée. J’arrivais de Brest sur ma bicyclette et je me rendais vers l’émetteur pour reprendre le contact avec notre réseau F2. Sur la route, j’ai le souvenir d’atrocités du côté de Loudéac (…). Dans un cloître, nous avons trouvé des corps mutilés. Ces assassinats étaient commis par une division de l’armée allemande russe, l’armée Vlassov. De toute ma vie, je n’ai jamais voulu retourner dans ce coin ».
 
L’avant-veille du débarquement, deux parachutistes alliés tombent dans le jardin de la maison qui abritait l’émetteur. Jean Pothion et Anthony Béchu les recueillent et ces parachutistes, venus d’Angleterre, les informent de l’imminence du débarquement allié. Il est alors décidé qu’Anthony Béchu irait rejoindre Paris pour établir le contact. Il prend donc, à bicyclette, la route du Mans, puis de Paris. C’est lors de ce déplacement qu’il rencontre Martine, qui deviendra son épouse après la guerre.
 
Le débarquement et l’avancée tant espérée des troupes alliées venues libérer le territoire seront encore une fois l’occasion pour Anthony Béchu de mettre en œuvre non seulement son courage, puisqu’il est en charge de suivre et de rendre compte des déplacement de l’armée allemande, mais aussi sa volonté d’épargner des vies car, à la demande du Général de Gaulle, il est l’artisan de la reddition sans violence de l’armée allemande en poste à Saint Nazaire. Cela permettra, entre autres, de préserver des sites aussi importants que le port, organe vital s’il en est, de la ville.
 
Et puis c’est la Libération, et la vie pour les Français comme pour Anthony Béchu va pouvoir reprendre son cours normal…
 
A la fin de la guerre, pas encore démobilisé, il est envoyé à Blois. Conjointement et exhorté par sa mère qui tient à ce qu’il passe son diplôme d’architecte (ce que n’avait pas fait son père), il entre aux Beaux-Arts et à l’atelier d’Auguste Perret à Paris avec lequel il partagera la connaissance et l’amour du béton.
Il voit très peu le maître qui donne des corrections laconiques à l’emporte pièce du style : « c’est bien » ou « c’est idiot ». Remondet, lui aussi résistant, est alors l’assistant de Perret dans son atelier. Ils deviendront amis.
 
En 1948 il est diplômé et épouse aussitôt Martine.
Comme il a été indiqué au début de mon propos, Anthony Lucien Gaston Béchu était issu d’une famille dans laquelle les métiers de la construction ont toujours été présents.
 
Anthony BECHU, père de notre Anthony Lucien, était le fils d’Anthony BECHU, carrier dans le 15ème arrondissement à Paris dont le père, mort prématurément, avait crée une entreprise spécialisée sur les carrières et études de sols qui emploiera jusqu’à 250 ouvriers. Il connaissait toute la composition des terrains du 15ème. Il savait où il y avait du sable et où se trouvaient les eaux de vase. Anthony Lucien semble avoir été prédestiné à avoir des relations très particulières avec cet arrondissement de Paris, où il est né rappelons-le, et où il construira beaucoup de ses œuvres les plus marquantes.
 
Constante familiale dans les prénoms, dans les lieux et aussi, donc, dans la fibre constructive qui lui est transmise par son père, formé par un architecte d’Orléans. Ce dernier élevait des églises et l’a initié à l’art de la stéréotomie. Il lui enseignait la réalisation des épures de pierre et, dès l’age de 15 ans il y excellait.
 
Anthony Béchu père, exerce les fonctions d’architecte de métré et d’exécution et réalise avec l’entreprise CHOUARD les plans de l’usine Citroën du quai de Javel ; elle deviendra, une fois démolie le parc André Citroën. Anthony Lucien n’est d’ailleurs pas étranger à cette décision, car lorsqu’il fut contacté au moment de la cessation d’activité de l’usine par la députée Nicole de Hautecloque, cousine du Général, pour lui demander son avis sur l’exploitation souhaitable du terrain, il avait alors déclaré sans trop y croire qu’il ne fallait rien construire et le transformer en jardin. « Ecoute Béchu, avait déclaré le préfet présent à cette réunion, il est généralement de bon conseil ».
 
Son père toujours avec lequel dès son plus jeune âge il va sur les chantiers, réalise avec la même entreprise le ministère des PTT.
 
Jeune diplômé et jeune marié, Anthony Béchu va gagner sa vie en faisant la « place » chez LODS pour lequel il concevra et construira un immeuble près de Rouen. Quelle chance ! C’est là une opportunité extraordinaire et qui s’inscrit dans la droite ligne de l’enseignement qu’il venait de recevoir chez Perret.
 
Il travaille ensuite avec son père sur un projet de reconstruction de la Mairie de Breteuil sur Noye détruite pendant la guerre, projet qui sera remis en cause par les services des dommages de guerre qui le trouvent beaucoup trop cher. Bien sûr, fonder un ouvrage sur des trous de bombe pose quelques problèmes. Mais Anthony Béchu est audacieux et obstiné et la Mairie sera finalement réalisée.
 
D’autres projets suivront à Breteuil sur Noye qui donneront du travail à son père pour de nombreuses années.
 
Anthony Lucien, sous l’égide de Claudius PETIT, s’embarque sur la vague de la reconstruction et en 1 mois et demi 200 dossiers sont traités. Aux prises avec une organisation lente et rigide et excédé par, je cite, les « roitelets ivres de leurs pouvoirs », il choisit de démissionner. Il entre alors chez Campnon Bernard grâce à son beau-frère et exécute des projets pour l’Amérique du Sud ; il se spécialise dans l’esthétique des ponts, ce qui n’était pas le fort de l’entreprise. Lignes strictes, finesse dans l’emploi des matériaux, ce style lui vaudra le 1er prix pour le concours du pont de Recif au Brésil. D’autres projets de ponts ont été dessinés, mais malheureusement aucun ne sera construit à cause de l’effondrement du cours du café brésilien qui mine alors les finances du pays. Seul le barrage de Karach, redessiné par lui sera réalisé.
C’est à cette époque qu’avec deux amis ils tentent leur chance en Afrique et construisent la maison du gouverneur de Yaoundé au Cameroun et l’ambassade de France en Guinée à Conakry. Comme vous le voyez, leur dessin est très contemporain. La composition des volumes et des plans se retrouvera 50 ans plus tard chez les élèves de Ciriani.
 
L’agence survit mais le décollage commence vraiment avec l’opération Million en 1955, concours qui avait pour but de faire édifier des logements en nombre au prix d’un million de francs chacun ; il obtient, avec l’entreprise Thiraud Morelle, le 1er prix. Il s’agissait de construire 620 logements L.E.N. ( logements économiques normalisés) à Orly. Au total, 800 seront réalisés.
A propos de ce travail, il explique : « beaucoup de projets, pour rentrer dans le budget rognaient sur l’espace vital ; notre projet offrait de belles surfaces grâce au procédé mis en oeuvre ; nous avions créé la cohésion entre la cuisine et la salle de bains afin de libérer les autres espaces . En façade, on avait adopté un béton orné de graviers… »
 
Une des raisons de ce succès fut sans doute l’utilisation du béton précontraint que l’on fabriquait sur place. Les canalisations étaient incorporées dans les cloisons préfabriquées. Une première !
 
Ce même procédé sera utilisé pour de nombreux autres projets, à Gennevilliers, en Algérie et sa traduction est mise au point pour la construction d’ immeubles à financement privé à Paris et à Neuilly.
Il se lie à cette occasion avec Monsieur BERNHEIM, qui lui fera construire le bâtiment de l’alliance israélite et le fond social juif . Il rencontre, à cette occasion, des personnalités éminentes de la communauté israélite, dont le philosophe Emmanuel Levinas. Ces constructions lui vaudront d’être nommé juif d’honneur, ce dont il se dira très fier toute sa vie.
 
C’est à cette époque qu’il réalise son rêve de captivité : construire sa maison pour réunir toute la famille. C’est la Villa Montmorency dans un style pur 1950. On peut remarquer ses volumes séparés, l’emploi de pierres et du béton brut, le large débord de toiture traité sous forme de plaque.
 
Il commence alors une série de voyages à l’étranger et part en Russie. A son retour en 1961 démarrent ses projets en Algérie, avec le concours de Mers El Kebir, gagné. C’est un vaste aménagement du littoral où il libère le rivage, s’appuie sur la rivière qui traverse le site pour y implanter les équipements récréatifs et sportifs ; il propose une double échelle pour les constructions : bâtiments bas, R+2 dont la nappe est ponctuée de quelques tours. En effet, Anthony Béchu avait toujours détesté les bâtiments hauts. Je le cite : « ce que l’on gagne en hauteur, on le perd en harmonie et en coût. Mon objectif était de construire des bâtiments peu onéreux, ce qui ne veut pas dire que l’on rogne sur la prestation ou la qualité ». Cela illustre bien les valeurs humanistes d’Anthony Béchu, soucieux de proposer des habitations de qualité et accessibles à un grand nombre.
 
A la demande du Gouvernement il construit de nombreux logements pour les militaires et des logements sociaux à Mers El Kebir et à Oran.
 
En 1963, il crée pour EDF de la région bordelaise le concept des immeubles tout électriques qu’il finit, avec difficulté devant les résistances à la créativité, par imposer. Le concours de Biscarosse pour l’armée est gagné.
 
Ces projets justifient alors d’ossaturer l’agence de Bordeaux qui permettra de rapatrier celles d’Oran et d’Alger.
 En effet, après une opération de 240 logements réalisés, sans prendre d’honoraires pour le génie de l’armée à Constantine, son expérience des barricades d’Alger, le passage miraculeux d’un contrôle OAS qui fit 80 morts et où il failli être fusillé, la chance qu’il eut de sortir in extremis son chef d’agence qu’on allait fusiller, il décide de quitter Alger pour Mers El Kebir.
 
 En 1963, il ramène toute l’équipe en France et gagne le concours « Bordeaux Lac ». Ce projet d’envergure montre une très forte évolution de la pensée urbanistique d’Anthony BECHU. La séparation des circulations, la trame verte, la fluidité des liaisons par l’emploi des angles à 45° sont prémonitoires des plans de Candilis, Josic et Woods pour le Mirail.
 
Depuis Bordeaux seront réalisés de nombreux bâtiments, l’hôtel Splendide, l’hôtel de la Monnaie à Pessac au dessin très épuré, avec sa douve périphérique et sa cour centrale.
 
 En région parisienne, il réalise le foyer des travailleurs et la jolie usine des tuyaux Bonna dans la lignée des rationalistes italiens.
 
La « résidence des Grilles » à Pantin illustre la gestion savante des plans des appartements qu’il propose de façon récurrente : espaces ouverts, fluidité des circulations bouclées sans perte de surface, concentration des pièces humides.
 
Les appellations des pièces selon leurs fonctions : détente, travail, sommeil, amour, décrivent précisément l’approche architecturale d’Anthony BECHU : un bâtiment doit être dessiné avant tout pour abriter la vie des hommes, je cite : « L’architecture est d’abord le reflet fidèle de l’art de vivre et de protéger sa famille. Elle n’est devenue un surplus qu’au delà du nécessaire vital et s’est épanouie grâce à l’orgueil de ceux qui savaient bien construire »
 
Le projet de la rue Lecourbe en 1968 préfigure le système « d’îlot ouvert » et marque le début d’une production parisienne de commandes privées sur des terrains plus contraints. Il se caractérise par une articulation de volumes différenciés en hauteur, créant des espaces au sol très animés en prolongement direct de l’espace public.
Une rampe pour les poussettes conduit à l’aire de jeu et abrite le volume des archives de l’agence qui sera implantée définitivement à cette adresse. C’est le retour dans le 15ème où il va beaucoup construire, à tel point que le sénateur Chérioux le présentant au député de l’arrondissement, Edouard Balladur, dira : « Monsieur, vous ne seriez pas là si Béchu n’avait pas existé, car il a construit de nombreux logements dans cet arrondissement qui satisfont les bourgeois qui votent pour vous ».
 
En 1970, revenant à ses premières amours de bâtiments accessibles à tous et de qualité, il répond au concours des Clubs de jeunes dont il va être lauréat. Le projet est destiné à des programmes et des contextes extrêmement différents. Il propose un jeu de construction basé sur des poutres radiales assemblées sur une clef de voûte, le tout en aluminium moulé. Les panneaux de toiture peuvent prendre différents aspects selon les contextes.
 Ce jeu de construction s’est avéré bon marché et très efficace ; il en construira beaucoup d’unités dans des régions très différentes avec un souci constant d’intégration au site.
 
De 1970 à 1980, s’égrènent de nombreux projets dont l’aérogare de Deauville, l’immeuble de la Caisse mutuelle agricole à la façade de granit et d’inox, l’ensemble Guy Dormeuil avec son retour en pignon, l’immeuble d’habitation de l’avenue de Breteuil avec sa façade rythmée de larges piliers séparant les loggias et l’ensemble du Docteur Roux dont les Tripodes en acier remplis de béton étaient une première. Le bureau de contrôle O.T.H. a longtemps refusé d’avaliser ce système pour un immeuble de douze étages, mais Béchu a réussi à prouver que ces éléments combinés pouvaient travailler à plus de 90 kg.
Ce type de pilotis est aujourd’hui caractéristique d’une certaine école d’architecture contemporaine.
 
 Le centre du Crédit Lyonnais et son patio de verre noir, aux strictes proportions est édifié en 1980, ainsi qu’une résidence pour personnes âgées à Draveil.
 
 Le magasin C&A rue de Rivoli, premier projet de réhabilitation depuis Breteuil sur Noye est un projet extrêmement important pour lui et son équipe. Par un coup de bluff, il prétendra que son assistant, qui n’a jamais réalisé ce type de projet, en est un spécialiste. C’est un succès et il sera terminé en 14 mois.
Il souligne et isole, à la manière de Perret, l’ensemble pilastre/corniche à l’aide de surfaces de travertin dans la plus grande simplicité. Il est cependant à regretter que l’accrochage des enseignes ait échappé à son contrôle…
 
Pour se concentrer sur ce projet, Anthony BECHU refuse l’aménagement du « carré du Louvre » qui lui est proposé au même moment, mais réalise la piscine du quai Branly d’une pureté volumétrique et d’une prise de possession du site que Neutra n’aurait sans doute pas reniées.
 
Viennent ensuite des projets ou le pittoresque entre en scène, mais toujours avec une grande justesse dans l’emploi des matériaux, ce qui était rarement le cas à cette époque.
Enfin, le projet de réhabilitation du garage Banville, devant lequel, petit, je passais tous les matins en me rendant au lycée Carnot. Le volume général se retrouvera divisé en trois parties distinctement exprimées.
 
Reconnu et honoré par ses pairs, il entre à l’Académie d’Architecture en 1986 en tant que membre titulaire. Son hommage à Georges MEYER-HEINE est un modèle de vision de ce que doit être l’architecture en même temps qu’il exprime une grande lucidité sur les politiques à mettre en œuvre pour que celles-ci puissent se développer de façon ambitieuse et forte.
 
L’aménagement du théâtre Edouard VII, marqué par l’accident dramatique de son fils Alexandre, marquera le passage de relais d’architecture à Anthony Emmanuel. Il fêtera ses 50 ans de mariage avec « Gathine » (ainsi que la surnomment ses enfants et petits-enfants) et effectuera avec elle, parfois accompagnés de leurs proches, beaucoup de voyages, au Japon, en Egypte, en Australie et surtout en Inde où ils iront 4 fois et où ils puiseront des trésors de sagesse qu’ils partageront et transmettront.
 
Anthony BECHU continue cependant d’être très impliqué et actif dans le monde de l’architecture. Cette personnalité combattante poursuivra son action, en oeuvrant notamment sur la question du statut de la profession d’architecte au sein de la MAF dont il est administrateur et à travers l’ordre national des architectes. Engagé, il l’a toujours été et le reste lorsqu’en 1983, il va monter au créneau jusqu’à l’Assemblée nationale pour s’opposer à la création des ateliers publics d’architecture, qui – selon lui et ses amis – remettrait en cause l’exercice libéral de la profession.
 
Connaisseur des subtilités législatives et administratives ainsi que de leurs conséquences, il va déplorer que lors de l’édiction du décret de 1973 définissant les actes de la construction, l’ingénieur du corps des Ponts et Chaussées Estrade, ait exigé l’intitulé suivant : « décret sur l’ingénierie et l’architecture ». A ce propos, il dira, je cite : « Alors que nous étions un petit nombre d’architectes à demander comme titre : « l’architecture et l’ingénierie », nous n’avons malheureusement pas été entendus. Que d’erreurs sont nées de cette simplification entre techniqueobligée et architecture en surplus ! Nous avons confondu et laissé faire une nouvelle définition de l’utile et du nécessaire ».
 
Anthony Béchu a toujours défendu l’architecture française, comme il l’avait fait lors de sa mission en Chine, juste avant la révolution culturelle, à la demande du gouvernement français. Il s’agissait de la promouvoir, alors qu’elle était peu à cette époque dans les autres pays.
 
Avec raison, Anthony Béchu considérait que pour reprendre de l’influence, la France devait développer l’accueil et la formation d’architectes étrangers qui, ensuite, pourraient faire rayonner à travers le monde un certain esprit architectural français. C’est ce qu’il essaiera d’organiser avec ses confrères, Rabinel, Marot, Thournon et Thenon-Branly.
 
Parmi les grandes qualités du travail d’Anthony Béchu, se trouvent la rigueur et la continuité.
 
Rigueur d’une part, qu’il tient de ses racines et de son éducation familiales, de sa formation d’ingénieur, mais certainement aussi de l’enseignement qu’il reçu d’Auguste Perret et de l’expérience qu’il a eu l’occasion de saisir chez Lods. On retrouvera cette rigueur dans tous ses projets et spécialement ceux à dimension collective.
 
Continuité d’autre part, dans le sens où il n’a jamais renié ses idées ni ses projets et a, jusqu’au bout, gardé les mêmes valeurs de respect de l’individu. Continuité encore dans la justesse de ses projets, dans lesquels c’est l’Homme qui devait être à la première place.
 
Les qualités d’expression médiatique n’étaient pas pour lui synonyme d’architecture.
 
Il disait : « l’architecture est bien avant tout la construction devenant le bien-construit et nous nous apercevons au cours des âges que l’architecture est orgueil et se médiocrise lorsque cet orgueil devient vanité. Vanité des métropoles des pays riches qui, au lieu d’essaimer l’architecture créent les hors d’échelle préjudiciables à l’entente entre les peuples ».
 
Le plus souvent absent de son foyer, ce travailleur acharné a su pourtant être le pivot d’une famille d’amour. Comment était-ce possible ? C’est parce qu’il était un magicien et pas seulement dans son métier.
 
Le regard qu’Anthony Béchu a – tout au long de sa vie – porté sur les gens et sur les choses, est si plein de chaleur et d’humanité, d’une intelligence si sensible et lucide, si fin et clairvoyant que je veux vous remercier de m’avoir donné aujourd’hui l’occasion de lui rendre hommage. J’en suis honoré et j’en suis heureux.
ACADEMIE D’ARCHITECTURE
Jeudi 10 janvier 2008